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au divorce, les femmes ne se doutent pas du prix qu’elles les paieront un jour. Cette indissolubilité contre laquelle elles réclament les a tirées de l’antique esclavage : elle leur garantit seule leur personnalité dans le présent et dans l’avenir. Plaignons donc, j’y consens, les « victimes » du mariage. Il y en a. Il y en aura toujours, comme il y aura toujours aussi des « victimes » de la famille, ou de la patrie, ou généralement de toutes les institutions humaines. Ce n’est pas seulement la « création », c’est peut-être encore et surtout la société qu’il nous faut nous représenter


comme une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un;


et là même est le grand argument de tous les pessimistes. Faisons encore mieux ! Ne nous contentons pas de plaindre ces « victimes »; soulageons-les, si nous le pouvons; efforçons-nous d’introduire dans les lois qui règlent le mariage, — comme aussi bien dans toutes nos lois, — le plus que nous pourrons de justice et de charité. Mais pour y réussir, prenons bien garde, en voulant émanciper quelques femmes, de ne pas préparer à toutes les autres une servitude plus dure que l’ancienne, et d’abord, ce qu’il s’agit de perfectionner, ne commençons pas par l’abolir.

Empressons-nous d’ajouter que, si nous n’acceptons pas sa thèse, la pièce de M. Paul Hervieu n’en est pas moins tout ce qu’elle est comme pièce. Nous ne partageons pas non plus l’opinion de M. Dumas sur la recherche de la paternité, ce qui n’empêche pas le Fils naturel d’être l’un des chefs-d’œuvre du théâtre contemporain ! Comme à l’auteur du Fils naturel, nous sommes donc reconnaissant à l’auteur des Tenailles d’avoir obligé le public à prendre parti dans une grande question. Si l’on ne veut pas en effet que le théâtre tombe au rang d’un divertissement inférieur, et que l’opérette ou le vaudeville à surprise y règne bientôt souverainement, il n’est que temps d’y rétablir la « thèse » ou l’idée dans leurs droits. Il y a une idée, il y a une question d’engagée dans la pièce de M. Paul Hervieu. Nous n’en demandons pas aujourd’hui davantage. Puisque l’auteur des Tenailles semble être partisan du divorce « par consentement mutuel », il faut même lui savoir gré de n’avoir constitué à son héroïne aucun de ces griefs qui eussent donné le change sur le vrai point du débat. « Monsieur » n’a pas ruiné, ni battu, ni trompé « Madame » ; il a été pour elle ce que vingt autres maris sont pour leur femme, qui s’en contente. Mais s’il y en a une qui ne s’en contente pas? Voilà toute la question, et nous louons M. Paul Hervieu de l’avoir traitée avec autant de franchise que de talent.

On ne pourrait s’en plaindre que si les exigences de sa thèse avaient coûté quelque chose à la vérité du caractère de ses personnages,