Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

note de certains romans de Sandeau, qui eut son charme voilà cinquante ans. Le goût de la province n’est pas si changeant que le nôtre et des modes un peu défraîchies plaisent encore dans les départemens.

Ma tante Giron, les Noellet, Madame Corentine, la Sarcelle bleue, tels sont les livres où on peut le mieux apprécier la manière de M. Bazin. C’est un des jolis romans de ces dernières années que cette Sarcelle bleue. L’auteur y a trouvé à employer toutes ses qualités de grâce, d’émotion, de discrétion. La situation est par elle-même d’une extrême délicatesse. C’est une de ces situations honnêtement fausses où le cœur peut se trouver engagé malgré lui et presque à son insu. Un parrain vit auprès de sa filleule, et peu à peu l’affection quasi paternelle qu’il avait pour l’enfant grandie sous ses yeux se tourne en amour. L’analyse de cette crise d’âme a tenté plus d’un de nos contemporains ; car ce n’est plus aujourd’hui que le désespoir d’Arnolphe semble ridicule. Je citerais dix romans sur le même sujet ; mais nulle part il n’est traité d’une touche aussi légère, avec ce talent de laisser entendre les choses au lieu de les dire. C’est un des mérites de M. Bazin de savoir trouver le trait significatif, le détail révélateur qui vous met au courant du travail intérieur de la pensée ou du sentiment. Il indique ce trait sans y appuyer. Il a du goût. Il est par là vraiment artiste, et aussi parce qu’il sait apparier les nuances et tenir un récit dans une même tonalité. Paysages, intérieurs, causeries, tout dans la Sarcelle bleue a la même fraîcheur de ton et comme une transparence d’aquarelle. On dirait en effet d’une aquarelle de maître. — Dans Madame Corentine, comme dans la Sarcelle bleue, comme dans Ma tante Giron et presque dans tous ses livres, M. Bazin a mis en scène des jeunes filles. Ce sont des jeunes filles comme on en trouve encore en France, qui ne montent pas à bicyclette et qui ne savent pas l’anatomie. Elles ont le charme qu’on travaille activement à faire perdre à leurs sœurs et qui leur venait d’une éducation protectrice. Elles sont d’ailleurs très loin de ressembler à l’ingénue de théâtre. Elles sont capables de volonté et même d’entêtement dans le bien. Elles tiennent sans en avoir l’air beaucoup de place dans la maison, exercent une influence sans la faire sentir et sans avoir l’air d’y toucher. C’est par là qu’elles sont aimables et par là qu’elles sont vraies.

La peinture de la vie familiale, les tableaux d’intérieur, voilà où excelle M. Bazin. On n’oublie plus, pour y être entré avec lui, cette maison des Pépinières dans la Sarcelle bleue. Les jours s’y succèdent dans leur régularité somnolente, sans incidens, sans rien ajouter qu’un chapitre au Traité d’ornithologie du père, et un rang à la tapisserie de ces dames ; les années passent pareilles à elles-mêmes sans rien apporter dans ces existences unies qu’un drame de cœur silencieux et qui