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habituel et leur accent. Et, puisqu’il n’est en province destinées si bien cachées dont on n’arrive à percer le mystère, il n’y a donc qu’à prêter l’oreille aux récits des gens bien informés. Les histoires qu’on lui a contées M. Bazin nous les rapporte à son tour. Il met sa coquetterie à ne rien inventer et s’applique à n’être qu’un écho fidèle. Mais nous savons bien que les choses qu’on dit ne valent pas par elles-mêmes ; elles valent par la façon dont on les dit. C’est ainsi que dans les croquis de province de M. Bazin s’encadrent de véritables nouvelles. La Demoiselle est l’histoire d’une vieille fille effacée et timide qui, ayant fait un héritage inattendu, est prise de la manie de bâtir, restaure un château qu’elle n’habitera pas, et, contente d’un peu de place à un foyer qui n’est pas le sien, laisse à d’autres et à de plus jeunes le soin de jouir de la demeure somptueuse qu’elle leur a préparée. La Servante est l’histoire d’un de ces dévoûmens dont on croit généralement que ce sont les rapporteurs du concours Montyon qui les inventent. Le Cygne est le récit d’une nuit d’angoisse passée au chevet d’un enfant malade par deux hommes, ennemis d’hier, que la vue de la souffrance a réconciliés. Ces nouvelles valent par le pittoresque des détails, par la décision avec laquelle les acteurs y sont posés en quelques traits, par l’émotion qui se trahit chez le narrateur. Il ne faudrait, pour en faire des romans, qu’en élargir le cadre. Mais peut-être aperçoit-on maintenant comment chez M. Bazin c’est l’homme de province qui a fait le romancier.

M. Bazin apporte dans le roman deux qualités qui se font parmi nous trop rares pour qu’il suffise de les signaler en passant. L’une est la tendresse. Ce n’est pas qu’on manque à s’apitoyer dans les livres d’aujourd’hui. Pitié et charité sont redevenues à la mode. Mais justement ce sont des modes littéraires. On les compromet dans d’étranges aventures ; on en fait bénéficier ceux-là mêmes qui y ont le moins de droits ; en sorte que cette inépuisable indulgence qu’on témoigne aux coquins devient pour les honnêtes gens une injure et j’allais dire un reproche. Au surplus, ces effusions de sensibilité sont parfaitement conciliables avec la sécheresse de cœur, attendu que le cœur n’est pour rien dans l’affaire. Il en est tout autrement avec M. Bazin. La tendresse chez lui n’est ni un résultat de la mode ni un produit de l’importation russe. Elle n’est pas davantage la conclusion d’un raisonnement de philosophie, quelque chose comme l’envers du pessimisme. Elle est une disposition naturelle. Naturellement il est attiré vers ceux qui souffrent avec dignité et sans se plaindre ; il se détourne des orgueilleux et des violens. Il est en sympathie avec ceux qui vivent par le cœur ; il aime le son des âmes douloureuses ; il se sent tout près des êtres de résignation et de sacrifice. Étrange nécessité, qu’il faille aujourd’hui définir ce que c’est que la tendresse et protester que si on l’attribue