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contente de rêver de livres qui, sans avoir moins de mérite littéraire, auraient un intérêt moins spécial, et qui, sans pallier l’humaine misère, ne laisseraient pas après eux une impression de dégoût et n’auraient pas un relent de mauvais livres. Cela explique le cas que nous faisons des livres de M. René Bazin. Nous l’aimons pour ce qu’il y a dans ses œuvres de délicatesse d’âme et d’élévation de sentimens, et pour le courage qu’il a de rester honnête et chaste, tout en étant clairvoyant et véridique. Et nous lui savons gré d’avoir beaucoup de talent.

M. René Bazin ne m’en voudra pas si je lui avoue que ce qu’il y a de meilleur en lui je l’attribue pour une forte part au milieu où il a vécu, à l’éducation qu’il a reçue, aux impressions qui lui sont venues de l’extérieur. Nous autres qui n’avons pas été élevés à la campagne, il y a tout un ordre de jouissances et d’émotions qui nous sera à jamais fermé. Le charme de la nature nous restera lettre morte; il pourra être pour nous une conception de l’esprit, mais nous n’en sentirons pas agir au fond de nous l’influence; nous ne saurons pas les secrets que confient les choses à ceux qui de bonne heure ont été initiés à leur langage. Si quelque jour, par lassitude et dégoût de nous-mêmes, nous nous avisons d’aller demander aux champs un peu de repos pour nos corps et de rafraîchissement pour nos âmes, nous deviendrons cet être ridicule : un citadin en villégiature. Les grands écrivains de ce siècle qui ont su nous dire les choses de la nature avaient appris de bonne heure à les connaître, un Chateaubriand comme un Jean-Jacques. Lamartine avait entendu les voix du soir épandues par les airs, et suivi les « chars gémissans » que ramènent les moissonneurs. George Sand avait couru les traînes de son Berry, écouté à la veillée les récits du chanvreur. C’est que l’âme est alors toute neuve et docile ; elle n’est pas encore assez occupée d’elle-même pour être devenue inattentive aux spectacles qui l’entourent, et, sa jeunesse se confondant avec l’éternelle jeunesse des choses, toutes ses impressions ont la douceur et l’attrait qui vient de ce qu’elle sent en elle s’éveiller la vie. C’est le temps des longs rêves, et l’âge où s’insinue par tout l’être je ne sais quel parfum de poésie qui plus tard ne se dissipera jamais complètement. Nous autres, enfans des villes, nous avons à peine rêvé; nous n’avons pas su flâner; avons-nous eu même une enfance ?

Les premières années de M. René Bazin ont coulé paisiblement dans la campagne aux environs de Segré. J’imagine qu’étant de complexion frêle et de santé débile, on voulut qu’il eût pour se rétablir les soins de la terre maternelle. Il errait librement par les champs et par les bois. Il suivait tout un jour le sentier où il n’avait pour guide que sa fantaisie. Les épisodes de la vie qui court dans la sève des plantes et sous la feuillée des arbres étaient les événemens de sa vie. « D’abord,