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illusoire que lorsque les deux formes d’art renoncent également à leur valeur absolue, pour se consacrer à une fin supérieure, qui est la création du drame. L’union idéale du poète et du musicien, Wagner la comparait toujours à celle de l’homme et de la femme : le poète féconde, le musicien enfante.


Cette comparaison contient en germe le programme complet du rôle destiné par Wagner à la poésie dans le drame. Déjà Rousseau avait insisté sur la nécessité de n’admettre dans le drame musical que « des idées très simples et en petit nombre ». C’est précisément au poète que revient cette tâche de simplification. Il doit simplifier-en « concentrant sur un seul point des momens divers » ; il doit simplifier en éliminant tout ce qui est conventionnel, historique, accidentel ; il doit simplifier en ramenant les caractères à leurs lignes primitives et réelles. Et sa tâche de simplification doit s’étendre jusqu’au style. Il doit « réduire le nombre des mots accessoires, multipliés à l’excès par la complication de la phrase littéraire » ; il doit éliminer du discours « tout ce qui ne s’adresse pas au sentiment, mais à la seule raison » ; et c’est à ce prix qu’il pourra « en faire un langage purement humain ». Tel est le sens profond de cette parole souvent citée, et souvent mal interprétée, de Wagner : « En vérité la grandeur du poète se mesure surtout à ce qu’il sait taire. » Le poète, en effet, dit dès l’abord au musicien : « Fais jaillir ta mélodie, pour qu’elle coule à travers toute l’œuvre comme un torrent ininterrompu; en elle tu diras ce que je tairai, parce que toi seul peux le dire : et moi, en me taisant, je dirai tout, parce que c’est moi qui te conduirai par la main. »

C’est que la musique a elle aussi son langage, « un langage nouveau, capable d’exprimer l’illimité avec une précision incomparable. » Ce langage a été développé, amené à la maîtrise parfaite de ses moyens par les grands symphonistes. Et aujourd’hui, « avec les symphonies de Beethoven, nous traversons la frontière d’une période nouvelle de l’histoire de l’art; » et la dernière symphonie de Beethoven est « l’Évangile de l’art de l’avenir ».

Ainsi Wagner, tout en prenant le point de départ de sa théorie du drame dans la tragédie grecque, ne songe nullement à une résurrection de cette forme d’art disparue. Le Dramma per musica italien, tel surtout qu’il s’est développé dans les dernières œuvres de Gluck, constitue en une certaine mesure un essai de résurrection de ce genre; mais pas du tout le drame de Wagner. Ce drame est au contraire fondé sur les dernières conquêtes de celui de tous les arts qui est arrivé le dernier à sa maturité : de la musique.