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techniques. A ses premiers modes d’expression il en adjoint d’autres, ceux que lui fournissent l’architecture, la sculpture, la peinture, etc. Et un moment arrive, enfin où la primitive vision totale de la nature se divise, comme un rayon de lumière en entrant dans une chambre noire ; les diverses formes d’expression, de plus en plus développées, se séparent ; et de plus en plus elles s’éloignent de leur fonction première, qui était de reproduire, dans son ensemble vivant, l’image reflétée dans l’âme du Voyant. Et les arts, ainsi séparés, n’étant plus employés à l’œuvre de vie, ne sont plus que de l’artifice.

Mais, suivant le mot de Schiller, « si l’artifice nous a écartés de la nature, c’est à l’art qu’il appartient de nous y ramener ». Et pour nous ramener à la nature, il faut que l’art, à la façon d’une puissante lentille, rassemble de nouveau en un seul rayon ces fragmens de la lumière artificiellement séparés. L’œuvre d’art suprême sera donc celle qui, au lieu de s’adresser isolément à tel ou tel de nos sens, reprendra l’intention primitive de toute poésie, et, usant de tous les moyens d’expression dont elle pourra disposer, se proposera pour but de reproduire complètement, directement, la vision du Voyant.

Le Voyant percevait des formes, entendait des voix, assistait à l’évolution d’aventures diverses, et aucun de nos arts n’était en état de reproduire dans son ensemble cette image variée qu’il se faisait du monde. La poésie se bornait à décrire, la peinture à représenter, la musique à éveiller des sentimens et des émotions. Mais le drame tel que l’a rêvé Wagner, le drame n’est pas une forme d’art déterminée : c’est « la projection au dehors de cette image du monde que nous portons au fond de nous-mêmes. » En lui s’accomplit ce « retour à la nature par le moyen de l’art » qu’avait déjà pressenti Schiller.


Qu’on nous permette, à ce propos, de faire justice en passant de deux erreurs communément répandues, et qui attestent, l’une et l’autre, une singulière inintelligence de la doctrine artistique de Richard Wagner.

La première consiste à prétendre que Wagner aurait contesté aux arts particuliers leur raison d’être, et rêvé leur suppression au profit du drame. De nombreux passages de ses écrits prouvent assez clairement le contraire. Personne n’a parlé avec plus d’admiration de la peinture de paysage, des maîtres italiens de la Renaissance, des grandes époques de l’architecture[1]. Il suffirait

  1. « Cet artiste aujourd’hui si négligé, l’architecte, c’est lui qui est proprement le poète des arts plastiques : son rôle par rapport au sculpteur et au peintre est le même que celui du poète par rapport au musicien et au metteur en scène. » (Wagner, Gesammelte Schriften, p. 21.)