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Et de même que les œuvres d’art ont besoin de cette puissance collective pour naître, c’est à elle aussi qu’elles retournent, car une œuvre n’est belle que si elle émeut d’autres âmes après celle qui l’a créée. « Le drame, disait-il, ne peut être conçu que comme l’expression d’un besoin de création artistique commun, et de ce besoin commun doit résulter pour le drame une sympathie commune. Lorsque l’une ou l’autre de ces conditions fait défaut, le drame n’a rien de nécessaire, et n’est qu’un produit accidentel. »

Ainsi l’art véritable doit avoir pour effet d’unir l’humanité. Il doit résulter de la collaboration de tous, et fournir à tous la joie la plus haute. Tel est cet art que Wagner aimait à appeler « l’art de l’avenir. » Et l’on peut voir dès maintenant à quel profond besoin de l’âme humaine il a mission de répondre. Lui seul, d’après Wagner, peut nous sauver de la complication, tous les jours plus grande et plus désastreuse, de notre vie sociale : de cette complication infinie où l’individu n’a plus même le sentiment d’être un homme, mais devient quelque chose comme un homunculus artificiel, l’élément infinitésimal d’un monstrueux mécanisme. N’est-il pas visible, en effet, qu’à mesure que notre civilisation avance, que notre science se développe, et que se complique l’organisation totale de notre vie, l’horizon de chacun de nous ne cesse pas de se rétrécir? D’année en année l’individu obtient une part plus petite, dans l’ensemble de la possession spirituelle de l’humanité. Déjà Schiller s’effrayait de cet émiettement : « Toujours condamné à ne tenir qu’un fragment de l’ensemble, disait-il, l’homme finit par ne devenir lui-même qu’un fragment. Ayant toujours dans l’oreille le seul bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il devient hors d’état de développer l’harmonie de son être ; et au lieu d’exprimer en lui l’humanité tout entière, il n’est plus qu’un reflet de ses affaires ou de sa science. » Et déjà aussi Schiller, comme Wagner, voyait dans l’art l’unique voie de salut : « Seul l’idéal, disait-il, peut ramener les hommes à l’unité. » Cette conception de la valeur éducatrice et rédemptrice de l’art me paraît d’ailleurs un trait distinctif de l’esprit allemand. Tandis que pour la plupart des écrivains français l’art n’était qu’un simple divertissement, Gœthe l’appelait « la magie du sage » ; Schiller lui attribuait le pouvoir de « rendre à l’homme sa dignité perdue » ; Beethoven disait de la musique « qu’elle donnait accès à un monde supérieur » ; et voici que Wagner définit l’art « notre unique salut dans cette vie terrestre. » La puissance d’expression nouvelle dont dispose désormais le poète-musicien se trouve répondre, d’après lui, à un profond besoin intérieur de l’humanité tout entière.