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ne sont égaux entre eux ; socialement, ils ne le sont pas davantage : ils ne devraient donc pas l’être politiquement, et en lui-même, non plus, un régime d’inégalité n’aurait rien qui nous révoltât.

Mais ce que, depuis qu’il y a une humanité, ils ne sont pas, de par la nature, — chez nous et depuis cinquante ans, ils sont censés l’être de par la loi. — C’est là un de ces accidens, une de ces contingences que le philosophe peut négliger, parce qu’ils n’empêchent pas le vrai d’être le vrai, mais qui arrêtent l’homme d’Etat, parce qu’ils empêchent le vrai d’être le possible. Pour l’homme d’Etat, le fait naturel, l’inégalité, est périmé, après cinquante ans, par le fait légal, artificiel : l’égalité. — Contre l’admission en France du vote plural il ne faut point d’autre argument : nous avons, depuis cinquante ans, le suffrage universel égal. Argumentum ex necessitate. C’est tout, et voilà circonscrit le cercle des réformes réalisables : il est permis et possible de toucher à la forme et même à la substance du suffrage, pourvu qu’on ne touche pas à l’égalité du suffrage, ce qui ne nous est plus possible et, par conséquent, ne nous est pas permis.

Aussi bien, dans les pays mêmes où l’on ne serait lié par aucun fait légal antérieur, où l’on pourrait bâtir en plaine rase, où ne vient pas cet argument suprême de l’impossible, manque-t-il d’argumens contre le vote plural ? et, si peu réfractaire que l’on soit à la théorie de l’inégalité, n’y a-t-il pas de grandes difficultés dans l’application, dans la mise en mouvement du régime qui en serait l’expression pratique ?

Si fait, il y en a, et de très grandes. l’égalité est toute lisse, toute plate et n’exige pas de longs calculs : un est toujours égal à un. Mais il en est autrement de l’inégalité : elle est pleine d’inégalités, et un n’est pas à trois comme un est à dix. De là, un premier et grave embarras : comment régler la progression des voix ? (En réalité le vote plural est une sorte de suffrage progressif.) Daprès l’échelle des valeurs. Mais comment dresser cette échelle ? Avec quels élémens et sur quels signes ? s’il s’agissait de la valeur physiologique des hommes, on la reconnaîtrait peut-être à des marques visibles et l’on pourrait s’en rapporter à des certificats de médecin. Mais il s’agit et de leur valeur intellectuelle, dont les diplômes donnent rarement la mesure exacte ; — et de leur valeur morale, sur laquelle il est si fréquent de se tromper ; — et de leur valeur sociale, car l’intérêt entre ici en ligne, et ils doivent compter non seulement pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils ont ; — et surtout de leur valeur politique, qui est ce qu’il y a au monde de moins perceptible et de moins exprimable arithmétiquement. Et il s’agit tantôt de toutes ces valeurs à la fois,