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nullement entaché en son honneur, que ses intentions avaient été louables, qu’il avait rendu service à la bonne cause en s’appliquant à dégoûter l’empereur de la funeste politique intérieure du prince de Bismarck. Cette fameuse lettre ne nous a rien appris sur le caractère de M. Stœcker; nous savions depuis longtemps qu’il a un égal talent pour la prédication et pour l’intrigue. Cet onctueux cabaleur mourra sans avoir compris qu’il n’est pas dans ce monde de figure plus déplaisante que celle d’un renard qui prêche le royaume de Dieu. Mais, en bonne justice, pouvait-on l’impliquer dans les accusations portées contre M. de Hammerstein? On peut être un faux saint et n’être pets un faussaire, et il arrive aux plus honnêtes gens d’avoir des amis compromettans : c’est un malheur, ce n’est pas un crime.

Tandis que les libéraux exhortaient les conservateurs à descendre dans leur conscience, à se repentir de s’être laissé conduire si longtemps par des chefs indignes et qu’ils les engageaient éloquemment à épurer leur parti, les bismarckiens, les adversaires irréconciliables du « nouveau cours », qui, fidèles à l’illustre exilé, ne se lassent pas de répéter que depuis qu’il n’est plus là tout va de mal en pis, tentaient eux aussi d’exploiter l’incident au profit de leur cause. Ils reprochent sans cesse à leur souverain d’avoir sacrifié le prince de Bismarck à des intrigues de cour, d’avoir souffert que des conseillers occultes pervertissent son bon sens naturel. « Vous savez aujourd’hui, disent-ils à Guillaume II, dans quelles tristes mains vous aviez mis vos intérêts ; vous savez par quels tripotages de coulisse on a surpris votre bonne foi, et ce que valaient les courtisans néfastes dont les conseils vous ont égaré ! »

Je ne pense pas que l’empereur Guillaume II soit fort sensible à ces reproches peu fondés. Dans cette occasion, M. Stœcker et le baron de Hammerstein furent des ouvriers très inutiles, des enfonceurs de portes ouvertes. Les deux compères employaient l’influence qu’ils se flattaient d’avoir sur leur jeune souverain non à vaincre les résistances qu’il opposait à leurs projets, mais à lui persuader de faire une chose qu’il avait depuis longtemps résolue. La mouche du coche se glorifiait d’avoir aidé la voiture à monter la côte : ces bourdons ou ces frelons de cour l’avaient aidée à la descendre. Le bel exploit ! Avait-elle besoin d’eux pour suivre sa pente naturelle ? Le passage le plus curieux de la fameuse lettre de M. Stœcker est un mot du jeune empereur qu’il rapportait à son ami : « — Je veux laisser le vieux Bismarck souffler pendant six mois, avait dit Guillaume II, puis je régnerai seul. » Tout prouve que ce fut là la première pensée de son règne, qu’elle lui était venue en montant sur le trône. Il a patienté; il a accordé un sursis à son illustre victime, il l’a laissée souffler un an et demi. Il a considéré que ce délai était nécessaire à sa propre instruction, qu’il lui fallait