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Robinson, et non la moins singulière, que le plus truculent des romantiques se soit attaché à ce simple récit et l’ait traduit avec une exactitude consciencieuse. Encore un calomnié, ce gilet rouge! Son travail le montre homme d’application et de bon sens. Après avoir prévenu le public, comme il est d’usage, contre les traductions concurrentes, contre « le délayage blafard, sans caractère et sans onction, » de son devancier Saint-Hyacinthe, contre la version « androgyne » de Mme Amable Tastu, Petrus Borel affirme qu’il a entrepris sa tâche par choix et par amour, pour un petit nombre d’esprits d’élite ; parce que, dit-il, « le traducteur de ce livre ne croit pas à l’injustice. » — Qui refuserait d’écouter cet appel ingénu?

On ne résiste pas à des volumes imprimés par Terzuolo sur le papier à chandelles de ces temps héroïques ; signés par le Lycanthrope, ornés de vignettes par les frères Devéria, Boulanger, Célestin Nanteuil; enrichis de notices sur le matelot Selkirk, prototype de Robinson ; complétés par une Dissertation religieuse où l’abbé La Bouderie, vicaire général d’Avignon, fait intervenir Silvio Pellico et les arrêts de la Sorbonne pour réfuter les erreurs doctrinales du dissident anglais. — J’ai relu l’inoubliable histoire qui amusait l’enfant et qui fait penser l’homme. Elle m’a affermi dans ma persuasion ; mieux que Shakspeare ou Macaulay, mieux que les grandes fleurs récentes de l’âme anglaise, Adam Bede ou Aurora Leigh, le Robinson Crusoé nous donne la claire intelligence de cette race et la raison de ses progrès dans le monde.


I

Il y a dans la littérature séculière deux récits qui échappent à toute classification, à toute comparaison, parce que leur universalité les place hors de pair : le Don Quichotte et le Robinson Crusoé. D’autres chefs-d’œuvre montent plus haut par la perfection de l’art ou par la sublimité de la pensée; mais ils ne s’adressent pas à tous les âges, à toutes les conditions; ils veulent pour être goûtés un esprit déjà formé et une culture intellectuelle qui n’est pas donnée à tous. Cervantes et Daniel de Foë ont seuls résolu le problème d’intéresser, par les attraits différens d’une même pensée, le petit enfant et le vieillard réfléchi, la servante et le philosophe. Leurs créations, organismes vraiment vivans, croissent et se développent avec notre individu, acquérant comme lui des facultés nouvelles au cours des années, manifestant comme lui un pouvoir de transformation, d’adaptation aux divers âges et aux divers milieux. La même phrase tient en