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de Pascal ou les Sermons de Bossuet ? Je nommerai du moins les contes de Voltaire, qui sont encore des « thèses », son Zadig ou son Candide, et les romans de Rousseau, son Emile ou sa Nouvelle Héloïse. Ceux-ci non plus n’ont jamais cru qu’il fût possible de représenter la vie sans la juger elle-même, sans essayer de l’améliorer ou, si l’on veut encore, d’y introduire plus de justice ou de charité. Reprocherons-nous aux « littératures du Nord » d’avoir préféré cette conception de la littérature et de l’art? Ce serait leur reprocher d’avoir préféré notre « tradition » à une autre, et témoigner de l’ardeur de notre patriotisme en regrettant qu’on nous ait imités.

Est-ce à dire maintenant que nous devions tout imiter des « littératures du Nord » ? nous faire une « âme scandinave » ou « russe »? écrire des Salammbô slaves, ou mettre à la scène des Ruy Blas norvégiens? Ce serait retomber dans l’erreur romantique ; et, puisque l’on veut mêler le patriotisme au débat, ce qui est français, quand on est Français, c’est donc de faire des drames ou des romans français, et non étrusques ou carthaginois. Comme d’ailleurs les Ibsen et les Tolstoï, ainsi que les Balzac et les Dumas, ont assurément leurs défauts, nous ne les prendrons pas pour des qualités; et surtout nous n’imputerons pas aux « littératures du Nord » en tant que telles, des vices de composition, par exemple, ou un défaut de clarté qui ne sont que les défaillances personnelles du dramaturge ou du romancier. Ce n’est point son obscurité, quoi que l’on en puisse dire, qui fait la beauté de la Tempête; et pour être parfaitement clair, Otello n’en est pas, je pense, moins anglais. Nos jeunes gens se trompent donc, et ils ne sont pas très polis, quand ils se croient très « septentrionaux » dès qu’ils sont inintelligibles. Mais, du Nord ou du Midi, romanciers, auteurs dramatiques ou poètes, quand ils nous apportent sur nous-mêmes, sur notre « humanité » des renseignemens qui sont nouveaux de la nouveauté de leur observation personnelle ou de celle des mœurs qu’ils ont peintes, si nous refusions d’en tirer profit, de nous en enrichir nous-mêmes, nous, et le trésor commun de la littérature européenne, parce que la psychologie n’en est pas conforme à celle de l’auteur d’Un Chapeau de paille d’Italie ou même de Gabrielle et de la Jeunesse, c’est vraiment alors, je le répète en terminant, que nous serions infidèles à notre propre exemple. Ce n’est pas ce que nous devons à tant de traducteurs, de commentateurs, de critiques, et de créateurs, — tels qu’un Corneille, quand il enlevait, pour ainsi parler, la gloire du Cid à l’Espagne, ou tels qu’un Rousseau, quand sa Nouvelle Héloïse donnait l’essor à la réputation européenne de Samuel Richardson.