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L’internationalisme industriel et commercial a d’abord opéré cet effet. Sans doute, ils mangent encore de la « bouillabaisse » à Marseille, et peut-être qu’en Calabre ils portent encore des chapeaux pointus ! Mais, au grand regret des amateurs de « pittoresque » et de couleur locale, ce sont déjà d’un bout du monde à l’autre les mêmes produits qui se fabriquent, qui s’exportent, et qui s’importent. C’est que ce sont les mêmes besoins qu’il s’agit de satisfaire. A vrai dire, on ne construit pas d’une façon à Cologne et d’une autre à Florence, mais ce sont partout aujourd’hui les mêmes maisons que l’on habite, — ou si peu différentes ! — et distribuées, ornées, décorées, parquetées, lambrissées, tapissées, meublées de la même manière. Ne sont-ce pas aussi les mêmes « viandes » que l’on mange ? Il n’y aura bientôt plus de mets nationaux qu’en Afrique ! Mais ce sont assurément les mêmes vêtemens dont on s’habille, les mêmes chapeaux dont on se coiffe, les mêmes chaussures dont on se chausse; et, pour se les procurer, ce sont les mêmes moyens que l’on emploie, je veux dire que ce sont les mêmes métiers que l’on pratique. Ajoutons qu’on les pratique de la même manière. Tout compte fait, il n’y a pas deux manières d’extraire le charbon de la mine ; l’industrie de la soie n’a pas d’autres procédés à Lyon qu’à Milan; quelque perfectionnement qu’un ingénieur ou un chimiste invente, il ne demeure jamais longtemps ni son secret ni la propriété de la compagnie qui l’exploite. Et, en deux mots, pour le faire court, d’un bout du monde à l’autre bout, les hommes d’aujourd’hui, par centaines de millions, n’occupent le temps de leur vie qu’à poursuivre, par les mêmes moyens, les mêmes objets, dont ils attendent les mêmes services, les mêmes avantages, ou les mêmes plaisirs.

En même temps que l’internationalisme industriel et commercial créait ainsi une manière commune ou presque identique de vivre, l’internationalisme scientifique, de son côté, créait, lui, une manière de penser presque plus uniforme ou identique encore. A-t-il peut-être existé jadis une physique française et une physique anglaise? une chimie latine et une chimie germanique? Je crois, si l’on le voulait, que l’on pourrait presque le soutenir. La médecine chinoise ou indoue n’est assurément pas la médecine européenne; et ceux qui font tant d’état du pouvoir mystérieux de la race ne sont-ils pas comme obligés de distinguer l’une de l’autre la physiologie néo-latine et la physiologie anglo-saxonne? Mais, très certainement, c’était hier encore qu’il fallait distinguer une critique anglaise et une critique française, une philosophie allemande et une philosophie anglaise. Ce que Voltaire ne pouvait supporter de Shakspeare, on montrerait sans