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LE COSMOPOLITISME
ET
LA LITTERATURE NATIONALE

Lorsqu’il y a de cela plus de cent cinquante ans, — c’était en 1726, — Voltaire, le premier des Français, pénétrait, pour ainsi parler, dans l’horreur sacrée de la forêt shakspearienne, il y faisait bonne contenance, étant brave de sa nature, mais on s’apercevait bien qu’il entrait dans un monde inconnu; et il en devait rapporter Zaïre, mais si nous ignorions combien l’admiration est voisine de l’étonnement, ou quelquefois de l’effarement même, nous n’aurions pour l’apprendre qu’à relire les Lettres anglaises. Quatre-vingts ans plus tard, en 1810, dans son livre de l’Allemagne, ce n’était plus seulement Shakspeare, c’était Ossian, c’était Gœthe et Schiller que Mme de Staël ne craignait pas d’opposer ou de préférer à Voltaire lui-même, à Corneille, à Racine; et, sincèrement effrayée de la « stérilité dont notre littérature lui paraissait menacée », elle déclarait n’y voir de remède que dans la fréquentation des « littératures du Nord ». Mais de nos jours enfin, nous entrons vraiment de plain-pied, comme chez nous, dans un roman de Tolstoï ou de Dostoïevsky : Anna Karénine ou Crime et Châtiment; si les drames d’Ibsen, Solness le constructeur ou le Canard sauvage, nous surprennent encore d’abord, nous nous faisons promptement l’âme qu’il faut pour les entendre; et. Norvégiens ou Russes, ni les uns ni les autres ne nous paraissent être d’une autre race que la nôtre.

C’est toute l’histoire en raccourci de ce que l’on appelle aujourd’hui le « cosmopolitisme littéraire ».

Une question s’est élevée là-dessus, qui est de savoir si nous devons nous féliciter de cet élargissement de notre horizon intellectuel, ou s’il ne conviendrait pas plutôt d’en faire des plaintes