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pour lui apprendre à se tenir debout avec lui. D’ailleurs il employait à merveille ses derniers mois dans la province d’Oran, et, en attendant une complète revanche, il étudiait à fond ses adversaires.


Pendant que vous faites de la statistique électorale, j’échange des lettres avec Abd-el-Kader et ses agens, je parcours le pays pour l’étudier; je licencie le bey de Mostaganem et sa milice turque; je lui substitue une administration municipale et une milice africaine sans solde, ce qui constitue une économie de 152 000 francs. J’instruis mes troupes et mes officiers, j’organise et j’instruis la milice d’Oran, ce qui a fait crier les journalistes; je chasse un général voleur et traître; je mets de l’ordre dans tous les services, je présente au gouvernement les moyens d’économiser plusieurs millions sur la nourriture des hommes et des chevaux; je distribue des terres à nos soldats pour y cultiver des pommes de terre et autres légumes, et je leur fais chercher du bois qu’ils vendent en ville pour se procurer des outils, des charrues, des semences. Enfin je donne des idées d’agriculture à nos douairs, et je tâche de leur enseigner la culture des arbres et d’un fourrage artificiel. Tous ces travaux sont entremêlés de mille détails, de mille affaires que donnent sans cesse les Arabes alliés ou voisins, qui sont bien les hommes les plus difficiles à conduire qui existent sur la surface du globe, surtout avec nos mœurs et nos lois douces, qu’ils considèrent comme faiblesse. Il faut être grand marabout et chef absolu comme Abd-el-Kader, faire couper quelques têtes et distribuer des millions de coups de bâton, pour en venir à bout. Aussi quand je passe dans la rue, aucun Arabe ne me salue, et si Mustapha ou l’un de ses lieutenans paraît, on se lève, on salue, et l’on baisse la tête ou la main selon son rang. Cependant nos Arabes m’aiment et m’estiment comme guerrier, mais je suis un Roumy qui ne leur a jamais fait donner des coups de bâton et qui les reçoit avec cordialité quand ils viennent le voir. Nous n’avons rien de ce qu’il faut pour gouverner ces gens-là. Si j’y restais, je deviendrais trois quarts Arabe, un quart Français.


Il rentra en France à la fin de 1837, et ne revint en Algérie que trois ans plus tard, cette fois en qualité de gouverneur général. C’est au ministère de M. Guizot que revint l’honneur d’un choix si heureux ; mais avant qu’on osât affronter les clameurs de l’opposition, il y avait eu bien des hésitations, bien du temps perdu et des mécomptes causés par ces ajournemens. Bugeaud rongeait son frein, vouait aux dieux infernaux les ministres pusillanimes, les journaux qui lui fabriquaient une auréole d’impopularité, le maréchal Valée qui, « invisible dans son palais, excepté pour une actrice et une jeune Mauresque, dégoûtait tout le monde. » Il fait du dévouement depuis dix ans, et on vient de lui offrir, quoi? une division sous les ordres du maréchal ! On le juge toujours propre aux situations difficiles, jamais aux situations élevées ! Eh bien! que les ministres envoient les journalistes commander en Algérie, puisqu’ils gouvernent par eux, pour eux! La maison brûle, et cependant il se tait ! — Dès 1839, Abd-el-Kader avait complété