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Malheureusement, le rationalisme de Victor Cousin demeura trop abstrait, parce qu’il resta tout intellectuel.

Cousin ne s’aperçut pas que la vraie raison universelle est identique au principe même de tout amour, s’il est vrai que l’amour consiste précisément à vivre en autrui et en tous, d’une vie « impersonnelle ». C’est que Victor Cousin et son école s’en sont tenus à une métaphysique individualiste : le point de vue social ou, pour mieux dire, « sociologique » est absent de cette philosophie toute tournée vers soi. De là cette conséquence : elle n’a pas conscience d’être une religion en même temps qu’une philosophie. La religion, en effet, ne saurait être individualiste ; elle est essentiellement « sociologique ». Aussi Victor Cousin, après avoir dépassé l’antinomie kantienne de la raison pure et de la raison pratique, — ce qui est à nos yeux son principal mérite, — ne sut-il pas résoudre l’apparente opposition de la raison philosophique et du sentiment religieux. C’est, selon nous, le grand défaut de sa doctrine. Il dut s’en tenir à un compromis éclectique, à une sorte de charte, de traité d’alliance entre les deux « sœurs immortelles », l’une « élevant doucement l’autre du demi-jour des symboles aux clartés de la pensée pure. » Quand il essaya de faire passer cette alliance dans la pratique en faisant approuver sa propre philosophie par l’autorité religieuse, sa politique se heurta à des impossibilités qu’il aurait dû prévoir. Des hauteurs où se trouvent d’accord toutes les bonnes volontés et toutes les convictions sincères, qui sont vraiment « l’église universelle », il fallut descendre aux querelles de formules et de textes ; on se perdit à la fin dans la casuistique. Persuadé que le XVIIIe siècle, en son matérialisme, avait voulu être libre « avec une morale d’esclaves », Cousin se proposait de répandre, par la morale spiritualiste, les idées communes à toutes les grandes religions : c’est dans cette vraie intention qu’il avait publié son traité du Vrai, du Beau et du Bien.

Mais il voulut aller plus loin et se faire délivrer un brevet d’orthodoxie. Son désir était, écrivait-il à Pie IX, de « laisser un livre irréprochable, que les pères et mères de famille chrétiens pussent voir sans crainte entre les mains de leurs enfans. » Voulant ainsi maintenir à la fois l’indépendance de la philosophie et la soumettre à l’Index, Victor Cousin se trouvait engagé, dit M. Saint-Hilaire, « dans une voie sans issue. » En vain, par une sorte d’humble confession au pape, reconnaît-il « le caractère équivoque » et la « tendance panthéiste » de certains passages de ses œuvres : — « J’avais, dit-il, séjourné plus longtemps que je ne l’aurais voulu en Allemagne et j’y avais entretenu un assez long commerce avec la nouvelle philosophie allemande. » Le Saint-Père, comme il le devait, lui demanda de déclarer publiquement sa croyance « aux dogmes traditionnels de