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de romanciers et de poètes que tous les jours on y entend reprocher au comte Tolstoï d’avoir, par l’excès de son génie, rendu la tâche impossible aux auteurs de talent. En Allemagne la jeune école réaliste s’est fatiguée avant d’avoir rien produit, et il ne semble pas que les Scandinaves aient encore de quoi nous étonner bien longtemps. Si quelque forme de beauté nouvelle doit nous venir du dehors, nous avons l’impression que seules les races méridionales pourront à présent nous l’offrir ; sans compter qu’elles seules nous paraissent avoir gardé en dépôt ces précieuses vertus classiques, la clarté, la mesure, la simplicité, dont le goût renaît chez nous tous les jours plus vif. Et ne dirait-on pas que le succès des beaux romans de M. d’Annunzio a enfin décidément rompu le sortilège qui depuis tant d’années nous empêchait de nous intéresser aux littératures des pays latins ?

Mais ces romans et tous les écrits de M. d’Annunzio ne sont-ils que la manifestation imprévue d’une puissante individualité artistique, ou bien peut-on y voir en outre, comme le croit M. de Vogué, « le présage certain » d’une nouvelle renaissance italienne ? C’est ce que l’on se demande, en ce moment, un peu à tous les coins de l’Europe. Les écrivains italiens, si longtemps dédaignés, sont devenus du jour au lendemain l’objet d’une curiosité universelle, et pas un mois ne se passe sans que les revues russes, les journaux littéraires allemands, ou les séries anglaises, ne présentent à leurs lecteurs quelque nouveau compatriote de M. d’Annunzio. Évidemment il s’agit là d’une sorte d’expérience internationale : l’Europe entière veut savoir à quoi s’en tenir sur la Renaissance latine.

L’expérience, malheureusement, n’a point produit jusqu’ici de résultats décisifs ; et, chose singulière, il ne paraît pas que l’Italie elle-même sache à quoi s’en tenir sur un sujet qui pourtant la touche de si près. En Italie comme dans le reste de l’Europe, la Renaissance latine demeure encore à l’état d’hypothèse. Les uns l’admettent, d’autres la nient ; la plupart réservent leur jugement, attendant sans doute que la politique leur laisse un peu plus de loisirs pour s’occuper de questions littéraires.

Seul un jeune journaliste romain, M. Ugo Ojetti, n’a pas eu la patience d’attendre si longtemps. Désolé d’une incertitude qui risquait de s’éterniser, il a résolu de découvrir tout de suite, et de faire savoir tout de suite à ses compatriotes, si vraiment le génie poétique italien était sur le point de se réveiller. Et il s’est rappelé, fort à propos, par quelle ingénieuse méthode un de ses confrères parisiens, M. Huret, avait naguère essayé de s’informer de l’état et des tendances de la littérature française. Cet habile homme était allé trouver chez eux, dans leur cabinet de travail, quelques-uns de nos écrivains, et, séance tenante, il leur avait demandé leur avis sur les chances de durée du naturalisme ;