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d’art, a chez nous rendu quelques mauvais services à la littérature. Je crains que Joseph de Maistre n’en ait été parfois dupe et "victime, et qu’il ne soit dans les Soirées de Saint-Pétersbourg resté fidèle plus qu’il n’aurait fallu aux procédés qui lui avaient valu tant de succès dans les soirées helvétiennes.

Si nous constatons chez Joseph de Maistre ce pli du bel esprit contracté de bonne heure et resté ineffaçable, il est une autre influence à laquelle il n’a pas su résister, celle de la rhétorique. Entendez le mot dans son sens le plus fâcheux. C’était l’usage au Sénat de Chambéry, comme aussi bien dans tous les tribunaux, de prononcer pour la séance de rentrée un discours d’apparat. On sait à quel genre appartiennent ces harangues : c’est le genre démonstratif et académique, mais rehaussé de toute la pompe d’une solennité de magistrature, avec l’éclat des hermines, l’ampleur des robes, des manches et des périodes. Joseph de Maistre en entendit et il en composa. Nous en avons deux de sa façon. Nous ne demanderions pas mieux que d’ignorer ces premiers essais ; mais, puisqu’on nous les met sous les yeux et qu’on nous en signale les beautés, force nous est bien d’y voir ce qui s’y trouve. Or, ce que nous révèle le premier discours de rentrée prononcé par Joseph de Maistre en 1777, c’est le lecteur tout imprégné de Rousseau. Cela est visible non pas seulement à l’emphase du style et à l’emploi de termes tels que l’Être des êtres, l’Être suprême, les préjugés, etc., mais au fond même de l’œuvre et à la nature des idées exprimées. L’orateur a choisi pour sujet la vertu, et la vertu considérée comme gage de bonheur et source d’ineffables émotions : « Ah ! sans doute le vice n’est qu’une erreur, un faux calcul de l’esprit ; les malheureux qui outragent la vertu ne l’ont jamais connue : ils n’ont jamais éprouvé ces transports, ces jouissances délicieuses qu’on ne décrit point, parce que l’expression est toujours trop au-dessous du sentiment. » Il n’est pas jusqu’aux idées les plus particulières à Rousseau que Joseph de Maistre n’adopte provisoirement : « Représentez-vous, s’écrie-t-il, la naissance de la société ; voyez ces hommes, las du pouvoir de tout faire, réunis en foule autour des autels sacrés de la patrie qui vient de naître : tous abdiquent volontairement une partie de leur liberté, tous consentent à faire courber les volontés particulières sous le sceptre de la volonté générale : la hiérarchie sociale va se former. » Cette idée que l’institution de la société résulte d’un contrat est l’une de celles que plus tard Joseph de Maistre combattra le plus vigoureusement. Il est significatif qu’il ait commencé par la soutenir. On voit assez par là comment chez ce représentant des idées traditionnelles s’étaient infiltrées les idées de la philosophie contemporaine. L’ancien élève des jésuites s’était trop complu à des lectures que ses maîtres auraient sans doute qualifiées de