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un outrage à ce qu’il y a de plus sacré au monde, à ce qui, à défaut d’une patrie géographique et historique, fait une patrie religieuse aux deux cents millions d’êtres humains qui ont Brahma pour divinité suprême.

Dans l’Inde française, un parti s’est créé pour favoriser la conversion au code civil, la renonciation au statut personnel. Il s’agissait d’abolir les castes, d’abandonner les rites. Le point de départ avait sa beauté : introduire la notion d’une égalité généreuse dans une civilisation fondée sur la multiplicité et la perpétuité des distinctions sociales. Il s’est trouvé qu’on avait entrepris une œuvre bien difficile. Il y a eu des adhésions retentissantes, quelques luttes de conscience. Si l’on en croit les Hindous demeurés fidèles aux traditions sociales et religieuses, et dont l’aversion pour les renonçans est extrême, ceux-ci sont, d’ailleurs, en petit nombre, el il n’est au pouvoir de personne de dire quel avenir est réservé à leurs efforts courageux.


II. — LA FÊTE DU FEU. — LES DOCTRINES DES BRAHMES

J’ai assisté sans le vouloir à la Fête du feu. Je me rendais à Mangalam. Sur mon chemin, près du Chounambar aux eaux rares, j’avais croisé une petite troupe de baigneurs à qui la foule faisait cortège et j’avais à peine pris garde à l’air inspiré et fatal de ces hommes dont quelques-uns portaient au cou des guirlandes de fleurs. Tout à coup, à un détour de la route, des bruits d’instrumens frappèrent mon oreille et j’aperçus une lueur d’incendie qui s’élevait au milieu des palmiers. Je m’approchai, on me fit place obligeamment, et je vis, au pied d’un Krichna de plâtre plus grand que nature, le rouge brasier de la pénitence où des branches sèches achevaient de flamber.

De pauvres gens, des malades, des infirmes traversaient le brasier incandescent avec plus ou moins de lenteur, faisant l’angali, le geste par excellence de la prière, les mains réunies en forme de coupe à la hauteur du front, et murmurant des invocations. Il s’agissait d’obtenir la guérison des maladies et le pardon des péchés. En quelle mesure les pénitens éprouvaient la sensation de la brûlure, je ne saurais le dire. La plante de leurs pieds n’en conservait pas trace : l’habitude d’aller pieds nus doit atténuer considérablement la sensibilité.

Ainsi, à la fin de notre XIXe siècle, l’Hindou est épris, comme aux temps les plus anciens, des cérémonies, des cortèges, des pompes et des rites de sa religion décorative. Cependant, tandis que la foule idolâtre s’attelle aux chars des divinités, prête encore à se faire broyer sous leurs roues pesantes, les brahmes, ses