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Les Hindous en viennent ainsi à se peindre eux-mêmes. Ils font des livres. Ouvrons-les ! Nous y apprendrons ce que nous ignorons des mœurs vraies et de la vie de tous les jours d’un peuple doux et bienveillant. N… Sing, un serdar du Pendjab, parent du feu maharajah Duleep-Sing, a écrit quelques pages sur les rivalités intérieures qui ont été si souvent la cause première de la ruine des royautés hindoues, des petites comme des grandes. Krichnacharryar, bachelier en droit et bachelier ès arts de l’université de Madras, de la caste des brahmes, au teint clair, aux joues pleines, à l’œil vif, à la parole rapide et imagée, a conversé bien des fois avec moi sous le panka. J’ai sous les yeux un livre de T. Ramakrichna, bachelier ès arts, avec une introduction de sir Grant-Duff. Ramakrichna décrit la vie de village dans l’Inde du sud. D’un trait un peu sec, il dessine les physionomies et les caractères. Il nous dira les noms de tous les habitans, leur rang social, leur fonction ou leur métier, ce qu’ils font et comment ils parlent. Ce sont les actions ordinaires des hommes qui les font le mieux connaître. Nous nous approcherons de l’âme hindoue, et sans doute elle nous paraîtra moins singulière que nous ne l’imaginions, dans notre vanité quelque peu exclusive de civilisés accoutumés à ne voir que des barbares en dehors de nous.

Je le revois-souvent, en rêve, ce village hindou, dans la campagne verdoyante de Pondichéry ou de Madras, ou dans le Mysore. Les rizières s’étendent à perte de vue, coupées de mille petits canaux, et se faisant plus belles aux abords des étangs dont l’eau, parcimonieusement distribuée, les fertilise. Des bouquets de manguiers à l’ombre épaisse, des groupes de palmiers et de cocotiers sveltes à l’excès, les multiplians géans qui bordent la route, les tamariniers qui protègent les bûchers où se consume la dépouille mortelle des gens pieux, font de larges taches sombres sous l’implacable soleil. Dans les champs, les pieds dans la boue et les reins brûlés, le cultivateur repique le riz vert. Sur la route cheminent les pauvres gens, chargés de fardeaux pesans ou légers ; les pèlerins, vêtus de loques, vont d’un pas égal, un vase de cuivre et le bâton à la main. Et voici les petits bœufs bossus, les zébus rapides, tirant la djarka, l’incommode voiture aux cahots pénibles, d’où l’on sort meurtri et courbatu.

Les petites maisons se touchent sous les arbres, les unes CD maçonnerie, la plupart en terre, en pisé, le toit incliné de manière à donner beaucoup d’ombre. Une petite pagode, un pagotin, est au centre du village. Devant se dresse le lingam : une colonne de granit arrondie à son extrémité supérieure ; la base plonge dans une vasque dont le bord se déchire en un canal