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laquelle il n’y a pas de mauvais rôles. S’il faut définir cette personnalité, je dirai que le domaine de Mrs Campbell c’est, sinon l’amour coupable, du moins l’amour dangereux. Cette voix qui a, d’ailleurs, peu de sonorité, de puissance et d’éclat, donne un trouble, une angoisse qui étreignent le cœur d’une sorte de peur attirante et délicieuse que je nommerai la curiosité de souffrir. On se sent perdu si on l’aime, mais dès qu’on l’a vue il est trop tard pour lutter. Les générations qui croyaient à la volonté humaine, qui demandaient aux héroïnes du théâtre la tendresse ingénue, la coquetterie impertinente ou la passion impérieuse, ne l’auraient pas comprise. Elle est venue à son heure pour bercer notre douloureuse philosophie, pour incarner dans la femme la victime et l’instrument du Destin.

C’est avec la même auxiliaire que M. Pinero a risqué encore une bataille, cette année même, au Garrick. Je n’analyserai point The noterions Mrs Ebbsmith. Je reconnais que cette pièce fourmille de traits charmans, que l’élément mélodramatique en a été soigneusement éliminé. Mais je suis aussi forcé de dire que l’auteur a saisi une des graves questions de ce temps, l’émancipation de la femme, sa révolte, à certains égards justifiée, contre le mariage, et que, ce grand sujet, il l’a laissé échapper de ses mains. Agnès Ebbsmith est sur le point de demander à l’amour libre la consolation de ses douleurs et de ses humiliations d’épouse. Elle a repoussé la Bible qu’un ami lui offre comme suprême ressource. Elle l’a jetée au feu ; puis, par un revirement soudain, elle s’élance vers le foyer, plonge son bras dans les flammes, en retire le livre sacré et tombe à genoux. La scène est très belle et Mrs Patrick Campbell, à ce moment, n’a jamais manqué de soulever la salle. La conversion d’Agnès est un dénouement, mais non une solution, à moins que M. Pinero n’ait voulu nous faire entendre que la femme moderne trouvera dans la Bible une réponse à toutes ses inquiétudes et un remède à tous ses maux. La thèse est délicate, et, ne voulant pas discuter, je me tais. J’aime mieux arrêter provisoirement l’histoire de son talent à cette admirable Mrs Tanqueray qui pose et résout un problème moral en même temps qu’elle raconte et dénoue un drame domestique.


AUGUSTIN FILON.