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relief suffisant, et que, jusqu’ici, on aurait cru trop petits pour être perçus à la scène, des nuances que le théâtre croyait réservées au roman. The second Mrs Tanqueray est, comme Lady Bountiful, un roman joué, mais un roman bien fait. Ses quatre actes en sont les quatre chapitres décisifs, et il est essentiel de remarquer que les deux premiers de ces chapitres sont de pure analyse ; mais l’émotion s’y introduit par une progression insensible, et on glisse de la psychologie dans le drame sans s’apercevoir du passage.

Ce n’est pas le vieux, l’éternel sujet de la courtisane amoureuse, mais celui de la femme entretenue qui est élevée à la dignité de femme mariée. Une des habiletés de M. Pinero est d’avoir mis en quelque sorte la passion hors de cause. Évidemment Aubrey Tanqueray est très sensible à l’attrait physique de Paula. Qui n’éprouverait la même impression auprès de cette charmante femme ? Mais il s’y mêle un autre sentiment : « Je ne suis, dit-il à son ami Cayley, ni un satyre ni un stoïcien. J’ai pour Mrs Jarman une affection raisonnable. Jusqu’ici elle n’a pas encore rencontré un homme qui ait été bon pour elle : moi, je serai bon pour elle, voilà tout ! » Est-il absolument sincère ? Son affection est-elle aussi « raisonnable » qu’il lui plaît de l’affirmer ? Cayley conserve son idée là-dessus, et nous aussi. On a accusé M. Pinero de ne pas nous avoir appris pour quelle part entre dans le mariage de Tanqueray la philanthropie, la manie rédemptrice, et pour quelle part l’envie d’avoir une très jolie femme à soi tout seul. Mais, après tout, l’auteur nous devait-il la psychologie de Tanqueray ? N’y avait-il pas, de sa part, une preuve de goût esthétique à reculer le mari jusqu’au second plan, à le laisser dans la demi-teinte pour ne pas nuire à l’effet de la figure principale ? Ainsi l’a compris l’excellent acteur Alexander qui semblait s’effacer devant sa camarade, bien qu’il soit fort capable de remplir la scène à lui seul, comme il l’a prouvé dans les Masquerraders et dans bien d’autres pièces. Notez ce fait : Aubrey Tanqueray, qui est riche et assez jeune pour se donner une maîtresse sans ridicule, pouvait devenir l’amant de Mrs Jarman. S’il a voulu en faire sa femme, c’est, d’abord, pour lui faire plaisir, mais c’est aussi pour satisfaire à un instinct de dévouement et de vertu que je crois authentique. Il est né pour croire aux femmes, non pour être trompé par elles, mais pour se tromper sur elles : ce qui est différent et peut être pire. Il a commencé par une nonne et finit par une courtisane. La loi de l’oscillation morale veut qu’il aille de l’iceberg (c’est ainsi qu’on nous définit la première Mrs Tanqueray) jusqu’au volcan. Comme tous les faibles, il aime à jouer