Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mise en scène et les ressources admirables de son talent, M. Tree, qui avait pour la pièce un goût très vif et n’était pas, dit-on, étranger à son enfantement, n’a pu faire partager aux spectateurs sa manière de voir. M. Jones, dans le Triumph of the Philistines, a repris sa campagne contre le puritanisme, mais d’une façon moins large et moins vigoureuse que dans ses œuvres précédentes. Le héros et l’héroïne de la comédie n’étaient que des ombres sans consistance, sans relief, et le public n’eût su à quoi se prendre si la pièce n’avait été inopinément ravivée par un personnage épisodique, celui d’une petite drôlesse française, joué en perfection par miss Juliette Nesville. L’esquisse est brillante et, par momens, profonde. C’est la première fois, si je ne me trompe, qu’un auteur dramatique anglais, introduisant une Française dans son œuvre, met en scène autre chose que des travers extérieurs, des grimaces, des fautes de langue, et qu’il pénètre jusqu’à l’âme, ou du moins jusqu’à cet habitus animi qui différencie les nations.

The Case of rebellious Susan est une comédie fort spirituelle. Je n’en connais pas dont le début soit plus vif. Dans sa dédicace ironique à « Mrs Grundy », personnification proverbiale du cant des classes moyennes, M. Jones prie la bonne dame de découvrir une morale à sa pièce : « Il doit y en avoir une, chère madame, il doit même y en avoir plusieurs. Il ne s’agit que de chercher. » Je ne sais quel sera le résultat des recherches de Mrs Grundy. J’ai cherché de mon côté, mais dans un esprit différent, et je n’ai rien découvert, si ce n’est que Susan c’est Francillon, avec des variantes qui transforment le caractère et la situation. L’idée de se venger d’un mari infidèle en pratiquant le talion à son égard devait naître d’abord chez une femme anglaise, parce que l’Anglaise a dans le cœur beaucoup plus d’orgueil que d’amour. La douleur de Susan est une douleur sèche. Elle est rageuse, railleuse, vindicative ; elle mène sa petite affaire avec beaucoup de sang-froid et sans une larme. Jusqu’où pousse-t-elle sa vengeance ? A-t-elle été coupable ou seulement imprudente ? On n’en sait rien, et, faute de cette donnée, ni Mrs Grundy ni moi ne pourrons résoudre le problème qu’on nous pose. Le mari l’a trompée, l’amant l’oublie, et ce second crime est pire que le premier. Elle revient donc, mais sans enthousiasme, au foyer conjugal. « Oh ! s’écrie l’époux repentant, comme je vais vous aimer ! — Oui, aimez-moi : j’ai besoin qu’on m’aime ! » Mais, à voir les regards affamés qu’il jette sur elle en lui arrachant sa sortie de bal, je crains que nous n’assistions au commencement d’un nouveau malentendu. L’amour qu’on offre à Susan et l’amour qu’elle accepte, qu’elle veut, ne sont pas le même amour. Quiproquo gros de menaces pour