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impulsif de cette nature, la prédominance de l’instinct religieux en lutte avec les ardeurs passionnées de l’imagination. Judah est doué d’une éloquence brûlante, dont il nous donne le secret par ce simple mot : « Je croisée que je dis. » Cette foi, qui transporte les incultes, inspire le respect aux hommes du monde et aux hommes de science. On l’écoute, sans sourire, parler des voix qui l’ont appelé la nuit : pour quelques-uns il n’est pas vrai que les voix aient parlé, mais il est vrai pour tous qu’il les a entendues. Aussi son église est-elle trop petite pour contenir les multitudes qui viennent se nourrir ou plutôt s’enivrer de sa parole.

Cet homme va traverser devant nous plusieurs états successifs. D’abord il aime Washti d’un amour humble, extatique, où il semble que l’enthousiasme religieux ait plus de part que la passion humaine. À ses yeux, c’est un être supérieur, privilégié, choisi de Dieu. Il n’ose l’effleurer d’une pensée charnelle : c’est assez pour lui de baiser le bas de sa robe. Le hasard fait de lui, certaine nuit, le témoin involontaire des efforts désespérés que lente le père de Washti pour ravitailler la prisonnière. Brusquement, sans transition, sous l’empire de la nécessité qui ne lui laisse pas le temps de délibérer, il devient son complice ; il la sauve par un mensonge, et ce mensonge a d’autant plus de poids que personne n’a jamais mis en doute sa véracité. Un auteur vulgaire n’aurait pas manqué de montrer Judah se redressant alors de toute sa hauteur et maudissant celle qu’il a protégée : « Allez, je ne vous connais plus, etc. » Après quoi, il se serait enfui dans la solitude, où il eût été torturé par l’évocation du bonheur perdu. M. Jones a voulu exactement le contraire. Le premier mouvement de Judah est un élan de joie tout humaine. Washti n’est ni un ange, ni une sainte, mais une femme, une créature fragile comme lui et qu’il peut aimer sans sacrilège. C’est plus tard que les remords s’élèvent dans son âme et que cette terrible conscience, orageuse comme la passion, réclame ses droits.

En apparence, ils sont triomphans ; ils vont être unis. La fille de lord Asgarby est guérie parce qu’elle se croit guérie : le monde rend hommage à la puissance miraculeuse de Washti comme à la vertu et à l’éloquence de son fiancé. Que leur manque-t-il ? La paix intérieure, le respect d’eux-mêmes. Dans quels termes poignans Judah raconte à Washti son agonie intime ! Avec quelle imagination de poète ou de damné il donne une forme et une voix à toutes les terreurs de l’âme puritaine, à ces terreurs qui, pour une bagatelle, une ombre de péché, déchiraient Bunyan, couchaient Cromwell, blême et haletant, sur le plancher de sa chambre ! Pourtant l’amour n’est pas sorti de son cœur : mieux vaut encore l’enfer avec elle que le paradis sans elle !