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beautés de la nature qu’il retrouve à cette extrémité de l’Asie et qui inspirèrent, il y a huit siècles, au sage conseiller de l’imprudent empereur Chen-Tsoung un délicieux poème, intitulé : Mon Jardin, qui se terminait par ces lignes : « Les rayons obliques du soleil mourant me surprennent assis sur un tronc d’arbre, épiant en silence les inquiétudes d’une hirondelle voletant autour de son nid, ou les ruses d’un milan pour surprendre sa proie. La lune levée me trouve encore en contemplation. Le murmure des eaux, le bruissement des feuilles agitées par le vent, l’indicible beauté du ciel me plongent dans une douce rêverie ; la nature entière parle à mon âme : je m’attarde en l’écoutant, et la nuit me ramène lentement à ma demeure.

« Mes amis viennent parfois animer et charmer ma solitude, me lire leurs vers et entendre les miens. Le vin égaie nos frugals repas suivis de sérieux entretiens et, tandis que la cour, que je fuis, sourit à l’énervante volupté, prête l’oreille à la calomnie, forge des fers et tend des pièges, nous, ici, nous invoquons la sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux se tournent toujours vers elle ; mais, hélas ! pourquoi ses rayons ne m’éclairent-ils qu’à travers un voile vaporeux ? S’ils brillaient purs et sans nuages, où trouverais-je ailleurs une retraite, un temple plus à mon gré ? Ici, je pourrais vivre heureux… Mais, que dis-je ? Je suis père, époux, citoyen ; mille devoirs me réclament. Non, ma vie… tu n’es pas à moi. Adieu, cher jardin ; adieu, doux asile. Les soucis de l’État, le bien de la patrie, me rappellent à la ville. Garde, moi absent, tous tes charmes ; je reviendrai encore te demander de soulager les chagrins qui m’attendent et de guérir mon âme des atteintes auxquelles je vais l’exposer. »

De ces strophes nous rapprocherons les lignes par lesquelles Lafcadio Hearn, le modeste instituteur de Matsué, termine son essai sur Un jardin japonais : « Je ne me suis déjà que trop attaché à mon humble demeure. Au retour de mon école, j’échange, et avec quelle sensation de bien-être ! ma robe de professeur contre une ample tunique japonaise et je goûte un plaisir ineffable à contempler, de ma véranda, mon jardin qui s’étend sous mes yeux et qu’égaie le chant des oiseaux. Contre les vieux murs moussus qui l’encadrent, vient mourir le murmure d’un Japon métamorphosé, celui des télégraphes, des journaux, des bateaux à vapeur. Dans cette enceinte, tout est paix et repos, tout évoque les souvenirs du passé. Dans l’air, flotte un doux parfum, et aussi le rêve de ce qui fut, la vision de ce qui ne reviendra plus. Sous ces épais feuillages, dans ces allées errent des ombres indécises et gracieuses, peut-être celles des belles Japonaises, jeunes quand ce jardin l’était lui-même, et dont les vieux albums nous ont fidèlement transmis l’énigmatique sourire. Quand le soleil, dorant les roches, filtre à travers l’épais feuillage, il me semble que leurs mains de fantômes