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et les sensations de la race lui révèlent la signification de détails inintelligibles pour d’autres ; il les traduit et il les rend. Il nous montre les moines bouddhistes s’ingéniant à la tâche, impossible semble-t-il, de matérialiser des idées morales, des pensées abstraites, de les exprimer sans autres truchemens que ceux que leur fournit le monde visible, à l’aide d’arbres et d’arbustes, de fleurs et de rochers. À chacun de ces objets se rattachent, en effet, pour les Japonais, une légende, une tradition, une superstition. Un filet d’eau parle, une cascade chante. « Il faut, écrit-il, pour apprécier un jardin japonais, comprendre, ou apprendre à comprendre, ce que la pierre peut receler de beauté, non la pierre taillée par la main de l’homme, mais travaillée, sculptée par la nature. Pour qui ne voit pas, ne sent pas que certains rochers affectent des formes admirables, ont des tons et des valeurs propres, le charme artistique d’un jardin du Nippon est lettre close. Cette compréhension est innée chez le Japonais ; infiniment mieux que nous il perçoit ce que la nature exprime par des formes, comme nous par des mots… Jamais le Japonais ne cherchera à inventer, à créer artificiellement un paysage purement idéal, mais bien à reproduire fidèlement, même par le tokoniwa, c’est-à-dire sur la minuscule échelle qui fait l’étonnement et provoque la risée de l’Européen, la sensation du paysage réel. Et cela, il le fait en poète et en artiste. De même que la nature, dans ses aspects variés, éveille en nous des impressions de calme ou de grandeur de douceur ou de solennité, de paix ou de mélancolie, de même le paysage, dessiné par l’homme sur le sol ou sur la toile, n’est vrai qu’à la condition de refléter et d’éveiller une sensation humaine. Les maîtres dans l’art du jardinage, les vieux moines bouddhistes qui ont poussé cet art si loin qu’ils en ont fait un art en quelque sorte occulte, ont voulu et cherché plus encore. Ils se sont efforcés de donner à la nature un langage intelligible à l’homme au point de lui faire exprimer des idées abstraites, telles que la Foi, la Piété, la Chasteté, le Repos de la conscience, l’Amour conjugal. Ainsi retrouve-t-on, dans les jardins qu’ils ont dessinés et créés et qui subsistent encore aujourd’hui un reflet du maître pour lequel ils ont été faits : poète ou guerrier, philosophe ou prêtre. Pour qui sait voir et entendre leur œuvre, elle est une évocation poétique de ce maître disparu… L’art qui a ainsi prêté une voix intelligible aux arbres, aux (leurs, aux pierres même est bien l’art inspiré par la croyance bouddhiste, parle verset qui dit : « En vérité, même les plantes et les arbres, même les rocs et les pierres entreront dans le Nirvana. »

Lafcadio Hearn était fait pour comprendre cette « poétique révélation ». Elle aussi, elle encore, éveille en lui de chers et lointains souvenirs. Entre le génie de la race asiatique et le sien propre l’affinité est profonde. Il tient de son origine grecque le culte et l’intelligence des