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« sourire japonais », qui est un chef-d’œuvre d’observation fine et pénétrante.


III

Voile transparent et gracieux étendu sur les misères et les tristesses inhérentes à la condition humaine, le sourire japonais n’a, selon Lafcadio Hearn, rien de hiératique : il n’est pas figé sur les lèvres qui l’esquissent ou le dessinent. Reflet des sensations intérieures, tour à tour conciliant, gai, mélancolique ou avenant, se prêtant à l’expression de toutes les nuances, il n’en demeure pas moins incompréhensible pour l’Européen qu’il déconcerte et qui, en ignorant les secrets mobiles, la source intime et profonde, n’y voit qu’une enfantine contraction des lèvres, n’y fit qu’une banale obséquiosité, le plus souvent qu’une ironie mal déguisée, que dédain pour celui auquel il s’adresse. C’est surtout dans les relations de serviteur à maître, d’inférieur à supérieur, les plus fréquentes entre le Japonais et le blanc, que ce sourire, mal compris, mal interprété, provoque de fréquens et souvent de déplorables malentendus.

« Pourquoi l’étranger ne sourit-il jamais ? » demande le Japonais, qu’étonnent ce qu’il appelle les « faces colériques » des Anglais ? « Pourquoi les Japonais ont-ils toujours le sourire aux lèvres ? » s’enquiert l’étranger qui s’imagine ou qu’ils se moquent de lui ou qu’ils manquent de sincérité. On l’étonnerait fort en lui disant que ce sourire qui le choque prend sa source là où lui-même puise sa gravité voulue, là où il emprunte son masque impassible et rigide ; qu’un sentiment intérieur identique, réel dans un cas, factice dans l’autre, suscite des manifestations extérieures totalement différentes ; que le stoïcisme du Japonais est supérieur au sien, et que c’est à ce stoïcisme qu’il doit son perpétuel sourire.

« Un Anglais de mes amis, écrit Lafcadio Hearn, homme bienveillant et d’humeur pacifique d’ordinaire, me disait, la veille de mon départ de Yokohama pour l’intérieur : « Puisque vous allez étudier les Japonais, déchiffrez, si vous le pouvez, et expliquez-moi, à votre retour, leur perpétuel et énigmatique sourire. Il me déroute constamment. Il y a peu de jours, je descendais en ville dans ma voiture lorsque je vis venir à contrevoie une kuruma vide conduite par un Japonais. Je lui fis signe de se ranger et de prendre l’autre côté de sa route ; mes chevaux étaient vifs et j’appréhendais un accident. Soit mauvaise volonté, soit stupidité, non seulement le Japonais ne se gara pas, mais, faisant reculer son cheval, il buta l’arrière de sa kuruma contre le talus d’une façon si malencontreuse, que l’un de mes chevaux se heurta et se blessa