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un grand retentissement. Ils sont le résultat de longues années d’étude ; et l’acuité de vision de ce myope étonne. Dans cet empire du « Soleil levant », dont l’originalité et la bizarrerie ont captivé et absorbé tant d’écrivains qui n’y ont vu que matière à articles fantaisistes et pittoresques, à des recherches de style, à des phrases à effet et à des chatoiemens de vocables, Lafcadio Hearn fit de curieuses trouvailles, de singulières découvertes.

Il y appliqua les mêmes procédés qu’en Louisiane et aux Antilles, car ce timide, ce silencieux devenait intrépide et questionneur quand il s’agissait pour lui de satisfaire sa passion dominante, d’exercer ses dons d’observation et de compréhension. Il possédait l’art de gagner la confiance, d’interroger avec une bonne foi et une sincérité qui désarmaient les méfiances, de deviner ce qui se cachait sous les réticences, de tout noter avec une impeccable mémoire. Avec les gens de toutes classes et de toutes conditions il causait familièrement, s’informant discrètement, pénétrant chaque jour plus avant sous les dehors compliqués qui, ici, avivaient son imagination sans satisfaire sa curiosité.

Et, tout d’abord, il se lit Japonais ; il apprit la langue du Japon, en adopta le costume et les coutumes, en étudia l’histoire, s’imprégnant des traditions et des idées de la race. Il vécut en Japonais, dépouillant sans effort et ainsi qu’un vêtement gênant ses habitudes européennes, mangeant et buvant ce que mangent et boivent les habitans du Nippon, fréquentant les prêtres et les savans, conversant avec eux et s’abstenant de tout commerce avec les Européens, s’éprenant si bien de sa métamorphose que, pour la faire plus complète et plus intime, il épousa une Japonaise, en eut un fils qu’il éleva en Japonais, et enseigna lui-même leur langue aux enfans japonais et en costume de maître d’école japonais. Ses adaptations antérieures étaient pour lui faciliter cette transformation, à laquelle sa tournure d’esprit le rendait d’ailleurs éminemment propre ; la race qu’il observait était pour lui rendre l’observation attrayante. Ce sensitif goûtait mieux que tout autre les formes courtoises et polies, discrètes et réservées d’un peuple renommé pour son savoir-vivre exquis, pour l’invariable politesse dont il ne se départ jamais, même dans les circonstances les plus critiques. Ce timide aimait se soustraire à l’observation de ses compatriotes pour se livrer en paix à la sienne propre sur les autres. Cet amoureux des réalités, dédaigneux des apparences, comme du luxe et du confort, se complaisait dans cette vie modeste, laborieuse et ignorée, où chaque jour il recueillait un fait nouveau, suggérant une conception nouvelle, où il entassait notes sur notes, savourant la joie intense de l’artiste à mieux comprendre et à mieux rendre son modèle.