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On décida qu’il y fallait marcher. Arrivés hors du bois, sur le plateau, nous fûmes enveloppés par un corps d’armée en débandade : nous étions tombés dans la déroute de Beaumont. Une masse noire avançait lentement, refoulant les lignes rompues, flottantes, du 5e corps. On tint quelque temps ; on voyait enfin des Allemands. On envoyait trop. Nos petits paquets se brisaient, se reformaient dans les vallonnemens du terrain, faisaient retraite en tiraillant. Vers le soir, il ne restait de nos formations dispersées qu’une cohue d’hommes de toute arme, dévalant pêle-mêle sur le bord d’une grande rivière, la Meuse.

Un interminable convoi interceptait la route ; ceux d’entre nous qui avaient été touchés se firent hisser sur des charrettes, déjà combles. Ces charrettes avançaient de quelques pas, puis stationnaient pour un temps qui paraissait un siècle : tour à tour portées et arrêtées par le torrent de piétons, de cavaliers, de bouches à feu qui encombraient la route, dans les ténèbres. On claquait la fièvre, sous la brise fraîche du fleuve. Vers la fin de la nuit, nos véhicules n’avançaient plus ; une auberge montrait ses lumières engageantes sur le bord du chemin : tout ce qui était légèrement blessé dégringola des charrettes et se précipita dans l’auberge pour demander de l’eau. Là, le sommeil nous terrassa quelques instans. Nous nous réveillâmes, aux premières lueurs du jour, entre les mains de cuirassiers blancs qui avaient envahi la maison et saisi nos armes. Ils nous chargèrent sur un fourgon et nous emmenaient déjà, quand les batteries françaises de l’autre côté de la Meuse leur envoyèrent à propos quelques obus. Nos convoyeurs gagnèrent du champ sans plus se soucier de leur prise. A la faveur de ce trouble, nous pûmes nous échapper du fourgon et enfiler avant d’être rattrapés le pont du chemin de fer, tout proche. A l’extrémité de ce pont, on se battait ; c’était l’engagement du 31, au village de Bazeilles. Nous ne savions trop de quel côté nous diriger, sous les feux croisés, quand nous aperçûmes des pantalons rouges qui tenaient encore, contre le talus de la voie : ces soldats nous firent signe de venir à eux, ils nous donnèrent les armes et le pain de leurs camarades qui étaient tombés ; ils nous apprirent que l’année campait là-haut, autour de la ville de Sedan. On remonta vers le fond de Givonne, et toute la soirée se passa à rechercher, dans cette mer d’hommes où personne ne savait rien, son corps d’armée, son régiment, sa compagnie. Je ne retrouvai qu’à la nuit la seule marmite où j’avais droit aux pommes de terre.

L’aube du 1er septembre, claire et belle, se leva pour nous sur une tranchée volante ; notre bataillon y était déjà posté, dans un champ de betteraves, entre deux bois ; sur un des versans