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sur la direction qu’il changea deux fois en trois jours ; où des ordres contradictoires épuisaient les troupes en marches et en contremarches dans les défilés des Ardennes ; où le 7e corps croyait avoir sur ses talons les armées du prince royal et du prince de Saxe, qui forçaient les étapes pour nous devancer sur la Meuse.

Mais tout cela, je l’ai su depuis. Alors, au bivouac et dans le labour, nous ne savions rien : il était trop visible que nos officiers n’en savaient pas davantage. L’ennemi, alors, c’était une entité vague, errant sans doute dans ces forêts inconnues, qui allait déboucher à gauche ou à droite, devant ou derrière, à ce que semblait dire le regard anxieux des chefs, interrogeant tous les points de l’horizon. Ce jour-là et les jours suivans, nous ne vîmes de l’ennemi que quelques uhlans, éclaireurs qui profilaient un instant sur la lisière des bois leurs silhouettes grandies par les longs manteaux, loups qui suivaient et guettaient le troupeau égaré.

On se mit en marche sous le déluge, pour faire quelques kilomètres, s’arrêter, changer de direction, repartir, bivouaquer dans l’eau, toujours la main sur les armes, avec ordre de ne pas dresser les tentes, promesse d’une distribution qui n’arrivait pas, et licence d’arracher des pommes de terre quand les premiers occupans du champ en avaient laissé. Alertes continuelles ; on se sentait à la merci d’une surprise probable : chaque fois qu’on levait le camp, l’arrière-garde se formait en bataille, échangeant des coups de feu avec les rôdeurs, les fantômes aux longs manteaux qui apparaissaient un instant hors des taillis. On les distinguait, la nuit, à la lueur des meules de paille flambante qu’ils incendiaient. Tout était confusion dans ces journées troubles, tout est confus dans le souvenir qui en reste.

Le 30 août au matin, — c’était à Bellevue, je crois, — le brouillard fut si intense que chacun perdit sa compagnie. On se cherchait à tâtons. Durant une éclaircie, j’aperçus à quelques pas de moi, sur le chemin, un groupe d’officiers qui inspectait nos positions. Le chef maniait une longue-vue avec l’air d’indifférence tranquille qu’ont les chefs devant les hommes. On me dit que c’était le Maréchal, j’entrevis ainsi une minute celui qui disposait de nos destinées, être chimérique, apparu dans une déchirure de brume. Le temps se remit. Nous escortions un convoi de vivres réservé à d’autres, puisqu’on ne nous en distribuait jamais. Comme nous descendions dans un entonnoir, au fond d’une gorge, le canon parla derrière un rideau de forêt, se rapprochant. Le commandant du bataillon écouta, consulta nos officiers : personne ne devinait ce que pouvait bien signifier cette canonnade.