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le retour d’Italie, on nous avait raconté le retour de Crimée ; le retour de Prusse serait une fête réglée d’avance sur le scénario classique. Quand les journaux nous apportèrent l’ordre du jour de l’empereur, avec son accent triste, ses réticences pensives : « La guerre qui commence sera longue et pénible… » la plupart d’entre nous s’étonnèrent : « Tiens, qu’est-ce qu’il a donc, l’empereur ? Il est malade ! » Notre confiance ne branla pas. Lorsqu’on l’ut bien grisé du plaisir de voir défiler les troupes et d’entendre la Marseillaise dans les théâtres, lorsque la gare de l’Est eut englouti le dernier bataillon, chacun partit, suivant l’usage de cette saison, pour la campagne, pour les eaux, pour le voyage de vacances. On emportait la carte du pays rhénan sur laquelle on marquerait, avec des épingles tricolores, les progrès de nos colonnes. Il n’y avait plus autre chose à faire en attendant le retour triomphal. Aujourd’hui, avec les mœurs créées par le service obligatoire, une guerre éveillerait chez tous l’idée du danger commun, d’une contrainte générale et d’une participation active. À cette époque, pareille idée n’entrait pas dans nos cerveaux. Nous avions accompagné de nos acclamations et de nos vœux les gens de métier, ceux qui avaient commission de nous procurer la victoire ; il ne restait aux autres, aux civils, qu’à retourner à leurs occupations habituelles ou à se croiser les bras. On se dispersa sur les routes, où nous poursuivait l’écho de la clameur parisienne, incoercible, épileptique, continuant de fatiguer l’air avec sa Marseillaise éraillée et son cri machinal : « A Berlin ! à Berlin ! »

Oui, telle fut bien cette première période, ce prologue de folie avant le drame. J’ignore quels étaient les vrais sentimens des provinces, mais la grande voix de Paris pressait, emportait le gouvernement ; grondante naguère autour du trône, elle se faisait câline et complice pour mieux le soulever, elle lui promettait l’amnistie à la condition qu’il satisfît sa fantaisie de gloire ; et nous étions tous entraînés par ce mouvement allègre, la nouvelle guerre nous apparaissait comme un accident normal de la vie française, nous désirions voir ce qu’avaient vu nos aînés, jouir ensuite des biens qu’ils n’avaient pas connus : un lendemain victorieux, pacifié, amusé à l’intérieur par le jeu bruyant des « libertés nécessaires ». — La seconde période s’ouvrit après peu de jours, sans transition, et bien différente. Ce fut la période de la stupeur.


II

J’écris ces lignes dans la ville d’eaux où elle me surprit, à pareille date ; cette gracieuse ville d’Aix-en-Savoie. Rien n’a