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au matin d’un combat, les calvinistes dans les conciliabules des Cévennes. Au couplet « Amour sacré de la patrie », il avait un geste d’une incomparable beauté religieuse, quand il élevait les bras au ciel en ramenant sur sa poitrine les plis du drapeau. A la Comédie-Française, Mlle Agar rendait aux paroles et à la musique l’emportement des fureurs révolutionnaires. Si ma mémoire ne me trompe pas, la censure interdit cette exécution trop fidèle et remplaça promptement la tragédienne dans son emploi patriotique. Aux cafés-concerts des Champs-Elysées, l’hymne de Rouget de l’Isle alternait avec le Rhin allemand de Musset : des voix différemment canailles braillaient avec la même vulgarité les deux chants, répétés jusqu’à l’obsession. Le sentiment des nuances n’est pas très développé à vingt ans ; pourtant on sortait de là avec une nausée de tristesse, avec une vague appréhension devant ce patriotisme criard, frelaté comme les alcools qui le chauffaient. Mais ces dégoûts se fondaient vite dans l’atmosphère d’allégresse militaire qui enfiévrait tous les cœurs.

Un soir, à l’Opéra, tandis qu’Emile de Girard in secouait frénétiquement sa mèche en donnant le signal des applaudissemens, on me montra dans une loge un homme penché au balcon ; une large tête chevelue, appuyée sur les deux poings, le regard perdu dans le vague, les narines aspirant tout ce qui montait de révolte et de menace dans l’hymne révolutionnaire. C’était Gambetta, que je voyais pour la première fois. Le tribun donnait l’impression d’un lion à l’affût, reniflant l’odeur d’une proie lointaine dans l’ouragan qui lui en apporte les émanations. Il nous lit penser à Mirabeau écoutant chanter les bandes qui allaient démolir la Bastille. À cette minute, il sentait visiblement l’approche de choses obscures, terribles et convoitées.

La Marseillaise libérée était le signe sensible d’une ère nouvelle qui s’ouvrait, ère radieuse de promesses au gré de l’espoir de chacun. — On ne savait pas où l’on allait, mais on passait la ligne, on voyait au ciel des constellations inconnues. A la jeunesse républicaine, il suffisait d’entendre ces notes proscrites pour qu’elle se crût transportée au seuil de l’âge d’or. D’autres avaient grandi dans l’horreur de l’hymne impie ; une légende tragique le leur représentait comme la musique de l’échafaud, comme une aspersion sur leurs têtes du sang des aïeux. Pour ceux-là, il y avait à le murmurer un tentant frissonnement de péché, un plaisir de fruit défendu : — C’est malgré tout très beau, se disait-on, et l’on éprouvait je ne sais quelle joie romantique en refaisant une virginité guerrière à cette belle furie souillée. La Marseillaise était surtout le signe de la réconciliation générale, d’une fraternisation universelle sous le drapeau qui allait revenir victorieux,