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procéda, du moins comme on la lisait alors… A qui le Vicaire de Wakefield paraîtrait-il aujourd’hui un roman à sensation ? Les hommes qui prenaient part à Werther sont oubliés, la langue même dans laquelle il est écrit diffère essentiellement de la nôtre. Tout son effet repose sur la force spirituelle qui en jaillit. Celle-ci est assez puissante pour assurer à l’œuvre une existence durable dans tous les temps. Des siècles viendront, pour lesquels notre époque actuelle ne sera pas beaucoup plus jeune que celle d’il y a cent ou deux cents ans, à peu près comme aujourd’hui quand nous parlons de Dante et de Pétrarque, de Corneille et de Voltaire, nous pensons peu au laps de temps qui les sépare.

« L’œuvre de Dante a dû traverser des générations qui n’appréciaient guère sa langue, trop primitive pour leur goût et trop crue, puis, d’une génération à l’autre, il a été admiré et interprété différemment, toujours d’après de nouveaux points de vue, il a toujours gagné à se répandre davantage. Aujourd’hui, Dante domine les siècles, égal à lui-même, existant par soi seul. On ne le compare pas aux autres, mais on compare les autres à lui. Pour nous, la langue de Werther a souvent quelque chose de démodé. Nous croyons écrire d’une façon meilleure, plus moderne, plus vivante. Mais il viendra un temps où les regards rétrospectifs tournés vers notre époque la verront aussi étrangère et aussi lointaine que nous semble, à nous, celle de la jeunesse de Gœthe. Alors seulement, quand aura cessé toute comparaison, on comprendra, comme aux premiers jours de la publication de Werther, quelle force de jeunesse bouillonne dans l’allemand avec lequel le jeune Gœthe surprit le monde, tandis que les formules neutres dont nous sommes forcés de nous servir aujourd’hui pour exprimer nos meilleures pensées, ou les provincialismes à l’aide desquels nous essayons d’insuffler un peu de vie à nos écrits, ne seront plus appréciés qu’à leur juste valeur dans les manuels de l’avenir. On n’écrit aujourd’hui rien d’égal à la prose que Gœthe, dans Werther, a révélée au peuple allemand. »

Il me fallait citer ce jugement, car les conférences de M. Hermann Grimm, faites à l’Université de Berlin devant un public considérable, et répandues ensuite à plusieurs éditions, sont fort admirées : on est donc fondé à croire qu’elles représentent une partie au moins de l’opinion courante. Peut-être trouvera-t-on que l’éminent professeur manque d’une certaine précision, que son esprit plane avec trop d’aisance au-dessus des siècles, et traite la chronologie des œuvres littéraires avec une excessive liberté. Peut-être aussi plusieurs ne comprendront-ils pas d’emblée le sens de ce morceau un peu confus. Si nous renonçons à la