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d’admiration qui s’empara du petit livre. L’engouement dépassa celui qu’avait inspiré la Nouvelle Héloïse. Tout le monde voulut être Werther. Un publiciste hanovrien, nommé Wilhelm Rechberg, raconte qu’il passa quatre semaines à pleurer parce qu’il ne se sentait point pareil au héros à la mode, incapable d’agir et de faire comme lui. Il y eut une épidémie de suicides : en 1778, une jeune fille se jeta dans l’Inn, accident dont Goethe se montra fort ému. Longtemps après encore, Werther était le bréviaire des jeunes gens. Pendant un temps, l’amour illégitime lui emprunta ses couleurs : le critique Moritz, épris d’une femme mariée, entretint avec un de ses amis une correspondance qui rappelle celle de Werther et de Wilhelm ; lui aussi voulait mourir, mais il se contenta de partir pour l’Italie, et son voyage le guérit. Il y eut une Werthérite générale, dont les pays étrangers essayèrent en vain de se préserver. Leipzig, où le roman avait paru, essaya de l’interdire sous peine d’amende ; l’archevêque de Milan fit détruire par les prêtres de son diocèse les exemplaires de la première traduction italienne ; le gouvernement danois voulut en faire autant, mais les exemplaires avaient été si vite enlevés que les censeurs nommés pour examiner l’œuvre n’en trouvèrent plus dans les librairies de Copenhague, en sorte que leur sentence arriva en retard. Efforts perdus ! On n’arrête pas par des moyens administratifs, ni par persuasion, la marche d’un livre qui traduit un état d’âme, une fois que la faveur publique l’a consacré : les critiques, les parodies, les mesures administratives furent impuissantes, et telle fut l’action du livre que l’auteur lui-même faillit être entraîné positivement. Si vous observez la « correspondance », vous remarquerez que la passion de Gœthe pour Charlotte, après un temps d’assoupissement, se réveille aux approches de la publication du volume : les lettres s’allongent, le ton s’en réchauffe ou s’attendrit en évoquant des souvenirs dans le goût du roman, ceux, entre autres, d’une précieuse soirée passée à couper des haricots[1]. Puis vient la publication du roman, la mauvaise humeur des époux Kestner, les protestations de Gœthe, la réconciliation, le pardon, la joie : tout cela en langage enflammé, — mais avec la prudente recommandation de ne communiquer la lettre à personne. Et dès lors, pendant plusieurs années, on pourra relever dans les lettres des phrases, qui semblent tirées du volume, sur la mélancolie des choses, l’horreur de vivre, la misère de l’homme. En 1779, encore, Gœthe écrivait à Mme de Stein[2] : « Si je pouvais peindre le vide du

  1. 26-31 août 1774.
  2. Lettre du 30 septembre.