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les doutes, les souffrances de générations trop ambitieuses de joies surterrestres, de sentimens irréalisables, ou simplement trop conscientes du mal inhérent à la vie : et Werther, dont la place est marquée parmi eux, ne me semble ni plus significatif, ni plus intéressant, ni plus vivant qu’eux tous. Dirai-je toute ma pensée ? Il me paraît plutôt leur frère inférieur. Auprès de lui, je regrette la fierté de René, la magnificence de Manfred, l’ardeur de Saint-Preux, la tendresse de Des Grieux, la candeur d’Obermann : et son bourgeoisisme sentimental ne me remplace aucun de ces traits-là.

Méfians de Werther, comment cette méfiance ne rejaillirait-elle pas un peu sur Charlotte ? Comme Goethe l’a voulu, comme il l’a proclamé dans son article des Annonces savantes de Francfort, il y a harmonie entre « le jeune homme » et « la jeune fille » : l’habit bleu de celui-là, trempé de ses larmes fausses et vraies, déteint sur la robe blanche, à nœuds de rubans roses, de celle-ci. « Sa figure, dit M. Grimm, — que je cite souvent parce qu’il a excellemment résumé les opinions en cours sur l’œuvre de Goethe, — sa figure passe universellement pour si heureuse, que toutes les jeunes filles s’y pourraient retrouver, et pourtant si personnelle, que toutes les jeunes filles devraient désespérer de jamais atteindre cet idéal. Aucune autre n’a possédé tant de naturel, de bonté et de santé. Toute l’Europe, enchantée, a cherché curieusement l’original de cette ravissante apparition, à côté de laquelle ne subsistent ni Paméla, ni la Julie de Rousseau. » Sans doute, Charlotte apparaît telle à Werther, — et l’on peut dire, s’il est permis de lui appliquer un mot fameux, que pendant un temps toute la critique a eu pour elle les yeux de son adorateur. Pourtant, combien de traits, humains d’ailleurs, déparent l’idéal que dans la pensée de Goethe elle était certainement, et la ravalent au niveau de l’humanité commune ! Sa « bonté » ne va pas sans une coquetterie parfois cruelle, et devient presque lâche au moment où, sur l’injonction de son mari, elle remet elle-même le pistolet d’Albert au domestique de Werther. Son « naturel » se commet à ces invocations de Klopstock que nous avons déjà relevées, et qui paraîtront à quelques-uns du plus pur artifice. Elle a de ce qu’elle dit, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle pense, une agaçante satisfaction : chaque fois qu’elle coupe à ses petits frères un morceau de pain, l’on dirait qu’elle s’en admire. Volontiers, pour exprimer ses opinions, elle prend un ton supérieur, presque doctoral : « Quand j’étais plus jeune, je n’aimais rien comme les romans. Dieu sait quel plaisir c’était pour moi lorsque, le dimanche, je pouvais m’asseoir dans un coin et m’intéresser, de tout mon cœur, au bonheur ou à l’infortune d’une miss Jenny.