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que cela m’a coûté, car c’est un capital dont nous tirons tous deux les intérêts. » En réalité, la couleur des yeux de l’héroïne n’avait rien changé à la couleur du sentiment de Gœthe : au cours de ces deux aventures, si rapprochées qu’elles s’illustrent en quelque sorte l’une l’autre, et mettent en pleine lumière sa physionomie sentimentale, il garda toute sa liberté d’esprit, dans la première aimant avec sagesse, et dans la seconde, se laissant aimer avec prudence, ne s’engageant qu’autant qu’il le pouvait sans compromettre ni son indépendance, ni sa sûreté, souffrant juste ce qu’il faut pour s’exciter l’imagination et s’incliner à la poésie. Loin de nous l’idée de lui reprocher ce bel équilibre : si nous nous attardons à le constater, c’est que, pour mesurer l’intérêt actuel de Werther, il nous importe d’établir que ce livre fameux n’est point une « confession », et que Gœthe, quoi qu’il en ait dit, ne l’a point tiré des sources de son cœur, mais de celles, bien plus abondantes, de son imagination.

Du reste, on sait que le dénouement tragique de son livre, — auquel il ne songea certainement pas une minute pour son compte, — lui fut fourni par une aventure étrangère.

Il avait retrouvé à Wetzlar, en qualité de secrétaire du chargé d’affaires de Brunswick, un de ses anciens camarades d’études de Leipzig, nommé Jérusalem, pour lequel il n’avait jamais éprouvé de sympathie bien vive, mais qu’il rencontra pourtant quelquefois dans les cercles étroits de la petite ville. Fils d’un ecclésiastique, Karl Wilhelm Jérusalem était un jeune homme d’esprit fort distingué, — comme le prouvent ses Reliquia, dont son maître et ami Lessing se fit l’éditeur, — mais inquiet, ombrageux, tourmenté, mécontent de sa situation, en difficultés constantes avec son supérieur. Il eut le malheur de s’éprendre de la femme d’un secrétaire de la légation palatine, M. Herdt. A partir de ce moment, il tomba dans une noire mélancolie, qu’aggravèrent des lectures romanesques. Un soir, — c’était le 28 octobre 1772, — en prenant le café chez sa bien-aimée, il lui dit :

— Chère Frau Secretärin, voilà le dernier café que je bois avec vous !

Elle répondit en plaisantant. Le lendemain, il revint chez elle à l’heure où il la savait seule, il se jeta à ses pieds en lui déclarant son amour. Comme Charlotte Buff, Mme Herdt était une personne modérée et sage ; elle repoussa son bouillant adorateur, et pria son mari de lui interdire l’accès de leur maison. Le matin suivant, de bonne heure, Jérusalem écrivit à M. Herdt, qui lui renvoya sa lettre sans l’ouvrir. Un second message ne fut pas mieux accueilli. Désespéré, le malheureux prit alors sa