Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’imagination. Laquelle de ces deux opinions inconciliables sera la plus voisine de la vérité ? Je ne puis qu’expliquer mes raisons.

D’abord, il me paraît certain que Goethe, dès les derniers temps de son séjour à Wetzlar, songeait à utiliser son aventure pour en tirer une œuvre littéraire. Il était coutumier du fait : à Leipzig déjà, il avait tiré de sa liaison avec Annette Schœnkopf les Complices et le Caprice de l’amant ; il devait à Frédérique Brion une partie au moins de Gœtz de Berlichingen et allait lui devoir Clavijo ; pourquoi donc n’aurait-il pas songé à transposer en littérature l’épisode sentimental qu’il traversait ? Projet d’autant plus légitime, que cet épisode devait lui sembler admirable ; que les détails s’en accordaient à merveille avec l’idée qu’il se faisait de l’amour, de la passion, de l’amitié ; que la candeur de Charlotte, la générosité de Kestner, la violence, factice ou réelle, de ses propres sentimens, la vertu qu’il avait eue d’y résister, fournissaient une trame parfaitement appropriée à son état d’esprit. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit là une supposition gratuite : elle s’appuie sur un document très significatif, que M. Hermann Grimm cite lui-même, bien qu’il en tire d’autres conclusions. Tout en fréquentant assidûment la « maison allemande », Gœthe poursuivait ses occupations littéraires ; et, depuis quelques mois, il collaborait avec zèle aux Frankfurter Gelehrten Anzeigen : une sorte de revue bi-hebdomadaire, de quatre feuilles en petit in-octavo, qu’avaient fondée, en janvier 1772, Merck et Schlosser. Or, dans le numéro du 5 septembre 1772, — soit dix jours avant le départ de Wetzlar, — on peut lire un fort bel article sur un ouvrage récent, les Poésies d’un Juif polonais, dont le sens n’est point difficile à pénétrer :

« O génie de notre patrie, fais bientôt s’épanouir un jeune homme qui, plein de gaîté, de force et de jeunesse, soit d’abord pour son cercle le meilleur compagnon, qui accuse son jeu le plus aimablement, qui chante les chansons les plus joyeuses, qui anime les chœurs dans les rondes, qui offre gracieusement la main à la meilleure danseuse pour danser les pas les plus nouveaux et les plus variés, pour qui les plus belles, les plus spirituelles, les plus enjouées déploient toutes leurs séductions, dont le cœur sensible se laisse aussi gagner, pour se libérer fièrement l’instant d’après, s’il apprend, en se réveillant d’un rêve poétique, que sa déesse n’est que belle, que spirituelle, qu’enjouée ; un jeune homme dont la vanité, blessée par l’indifférence d’une femme trop réservée, s’impose à elle, la conquiert enfin par une sympathie, des larmes, des soupirs feints et voulus, par des