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vous laisse heureuse, et ne sors pas de vos cœurs. Et je vous reverrai, mais, pas demain, c’est jamais. Dites à nos enfans qu’il est parti. Je ne puis continuer.


A Lotte.
Inclus dans le précédent.

Le 11 septembre 1772.

Mes paquets sont faits. Lotte, et le jour se lève ; encore un quart d’heure et je suis loin. Les images que j’ai oubliées et que vous partagerez aux enfans, puissent-elles m’excuser d’écrire. Lotte, quand je n’ai rien à écrire. Car vous savez tout, vous, comme j’étais heureux ces jours. Et j’irai chez les plus chères, chez les meilleures personnes du monde, mais pourquoi loin de vous. C’est maintenant ainsi, et c’est mon mal de ne pouvoir aujourd’hui, demain ni après-demain ajouter — ce que j’ai souvent ajouté en plaisantant. Bon courage toujours, chère Lotte ; vous êtes plus heureuse que beaucoup mais pas indifférente, et je suis heureux de lire dans vos yeux que vous croyez que je ne changerai pas. Adieu, mille fois adieu.

GOETHE.


Cet apparent abandon de la forme, qui n’exclut ni la recherche de l’expression ni l’arrangement de la phrase ; ces interjections, ces exclamations ; plus tard, dans d’autres lettres, des affectations savantes de style tragique, homérique ou biblique, selon la disposition du moment ; des images d’un choix excellent, évoquées avec maestria ; d’adroites alternances de « vous » et de « toi » ; des morceaux artistement ciselés, qui sont presque des lieds ; bref, toute la rhétorique de cette correspondance m’inspire une insurmontable méfiance. Je sais bien qu’il est très difficile de soutenir une appréciation aussi délicate, qui dépendra toujours du sentiment de chacun : en effet, nous nous trouvons devant des lettres de passion, qui donnent très bien l’impression de la passion, dans le style particulier qu’on employait à l’époque. M. Gnad, M. Grimm, la plupart des critiques déclarent qu’elles ont l’odeur et le goût de la sincérité. Je leur réponds qu’au contraire elles me semblent écrites de parti pris, par un homme qui se joue à lui-même encore plus qu’aux autres une espèce de comédie, — sans mauvaise foi, d’ailleurs, sans calcul hypocrite, — comme font volontiers les gens au cœur sec qui sont parvenus à s’échauffer