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ne menaçait la paix européenne. Dans cette lettre, M. le Comte de Paris démontrait au contraire que la Prusse était en train d’absorber la Confédération du Nord, que les États du Sud n’aspiraient qu’à se joindre à elle, et que la guerre était imminente : « Tout en la déplorant, disait-il, on s’y résigne comme à un mal nécessaire, et, une fois commencée, pour en avoir fini plus tôt, on la fera avec passion. L’Allemagne ne pousse pas M. de Bismarck à la guerre ; elle lui sera même reconnaissante s’il l’en dispense ; mais elle lui met entre les mains les moyens de l’allumer et de la soutenir. » Il ajoutait même avec une précision tristement prophétique : « L’état des forces prussiennes, mieux préparées et armées, plus nombreuses que les nôtres, couvertes du prestige de la victoire, et le désir de cimenter l’unité de l’Allemagne au feu d’une guerre étrangère, semblent lui conseiller de précipiter la crise. »

Mais ni le bonheur domestique dont il jouissait, ni les occupations dont il avait rempli sa vie, ne parvenaient à soulever pour lui le poids de l’exil. Son désir de rentrer dans ce pays autour duquel il tournait sans cesse, de fouler, comme il l’écrivait à mon père, « quelque coin obscur du sol natal », semblait, à en juger par ses lettres, s’irriter avec les années. Ces bouffées, qui lui arrivaient, d’un air qu’il ne pouvait respirer lui rendaient son exil plus pénible, comme un prisonnier trouverait plus pesante et plus chargée l’atmosphère de sa cellule, après avoir respiré un instant aux barreaux la brise du dehors. Cette souffrance intense l’ut encore avivée par un mécompte. Lorsque, au commencement de l’année 1870, l’empire autoritaire sembla vouloir se transformer en gouvernement constitutionnel, et lorsque M. le Comte de Paris vit des hommes politiques, qu’il avait le droit de ne pas considérer comme des adversaires, arriver au pouvoir, il s’abandonna à l’illusion que l’abrogation de la loi qui avait exilé sa famille serait la conséquence naturelle de ce mouvement. Une pétition en ce sens avait été présentée au Corps législatif. Elle fut soutenue, avec autant de talent que de tact, par M. Estancelin, mais repoussée à une majorité considérable. M. le Comte de Paris en éprouva une grande tristesse. Son découragement même fut tel qu’il conçut un instant la pensée de fonder, loin de cette France dont le voisinage entretenait l’âpreté de son désir, un établissement plus définitif que sa modeste villa de York House. Les huit millions de voix du plébiscite venaient, tout récemment encore, et pour longtemps, semblait-il, d’affermir l’empire. Aucun devoir ne le retenait en Angleterre plutôt qu’ailleurs. Il songea à s’établir, avec femme et enfans, pour un temps indéfini, dans un de ces États encore à demi sauvages de l’Amérique, où il pourrait mener, loin des