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dans le salon de l’hôtel de ville, Mgr Mihalovic, l’ancien archevêque d’Agram, Mgr Posilovic, alors évoque de Senj, le patriarche Angelic, et l’évêque orthodoxe de Krizevac, dont il avait été l’hôte la veille. L’empereur s’incline devant les trois premiers prélats, mais, en l’ace de Strossmaier, prend du recul et dit sévèrement : « Qu’avez-vous fait, monseigneur ? » (Herr Bischoff, was haben sie gethan ? ) — Puis : « Vous avez envoyé un télégramme trahissant votre foi et votre État ! » — L’évêque se redresse : « Ma conscience est tranquille. » — « Vous avez envoyé, insiste l’empereur, une dépêche à une monstruosité (Ausbund), à laquelle même la dynastie russe est hostile. » — « Majesté, je vous demande pardon, mais cela je ne puis le croire ! » (Majestät, erlauben sie, das kann ich nicht glauben ! ) — L’empereur, irrité, tourna les talons.

Tel est le récit exact de cette entrevue, que la presse a dénaturée, et qui ne donnait pas, heureusement, l’expression reposée des sentimens de la famille impériale. Quelques semaines après, le Kronprinz Rodolphe, passant par la Croatie, rendit à Mgr Strossmaier des témoignages publics de déférence. On ne saurait nier toutefois que la politique magyare, à force de travestir le rôle et les intentions de l’évêque de Djakovo, ne soit parvenue à isoler ce grand esprit, manifestement né pour représenter l’élément slave aux conseils de l’Empire. Cet isolement, que la nation croate sent et partage, n’a fait perdre à la dynastie ni un sujet ni un soldat. Mais il refroidit un dévouement séculaire et prépare mal des populations, jadis attachées à l’empereur jusqu’au fanatisme, à subir l’épreuve qui les attend, si jamais une guerre contre la Russie met aux prises leur loyalisme et la voix du sang. A Vienne, cet état nouveau et caractéristique de tiédeur passe pour n’être point ignoré. On attribue aux appréhensions qu’il cause une démarche fort commentée, il y a deux ans, dans les pays slaves. Au mois d’octobre 1893, à l’époque où l’attitude de l’Italie provoquait des rumeurs de guerre, le ban Kuhen-Hédervary, qui avait combattu à outrance la personne, l’influence et jusqu’aux amis de Mgr Strossmaier, fit à Djakovo une visite inopinée. Le sens en parut clair à l’entourage et même au public. L’entretien l’ut, du reste, tout officiel, et cette visite, qui n’avait point été provoquée, à l’heure actuelle, n’est pas encore rendue.

Mgr Strossmaier a quatre-vingts ans. Il ne quitte plus guère Djakovo ; sa résidence tient du palais et du couvent. Le faste y est digne, l’étiquette tempérée de je ne sais quoi de paternel et d’hospitalier. Il y règne le silence dont on aime à sentir entouré l’homme de génie. La vie y est réglée et le travail l’absorbe. A