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qu’autant qu’on en aperçoit l’application. L’obscurité n’est pas un caractère essentiel de la poésie symboliste non plus que d’aucune autre. C’est le défaut ordinaire de gens qui n’ont pas vu bien clair dans leur propre pensée.

Est-il indiscret de souhaiter en terminant que nos poètes arrivent enfin à débrouiller leurs idées ? D’autre part, ce ne sont pas les bonnes intentions qui leur manquent. Mais pourquoi est-ce qu’ils se hâtent si peu de les réaliser ? Je sais qu’il est assez vain d’adjurer les gens d’écrire un chef-d’œuvre ; mais c’est qu’en littérature comme ailleurs on ne peut se dispenser d’arriver à temps. Il y a pour les tendances littéraires un moment où il faut qu’elles aboutissent, sous peine de s’épuiser et de disparaître sans avoir rien produit. La poésie nouvelle est à peine née ; elle a déjà ses lieux communs, ses procédés quasiment mécaniques, son jeu d’énigmes, son répertoire d’emblèmes en tous genres, son fatras et sa défroque. « Je souhaiterais, dit l’un de ses théoriciens, qu’on nous laissât enfin tranquilles avec le Graal, le cygne, l’oiseau de Siegfried, les casques, les palefrois, les glaives, les cités de rêve et autres lieux communs. C’est une punition injuste que les symboles qui plurent à Wagner, et qui ne valent que par la place qu’il leur assigna, soient devenus le repère et la cheville de tous les débutans de lettres. Est-ce que cette ferblanterie est de la vie ?… » Voilà précisément ce qui nous inquiète. Ces indices et quelques autres nous renseignent sur la période que traverse aujourd’hui la poésie nouvelle. C’est la période critique où rien n’est encore compromis, où tout paraît déjà douteux. C’est le moment où l’on se demande, non sans quelque appréhension, si le germe se développera, si la branche va porter des fruits ou se dessécher, si l’idée va prendre l’orme, — ou la formule se figer en poncif.


RENE DOUMIC.