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librement la sensibilité de chacun. On a noté bien des fois l’influence de la musique et des plus récentes modes musicales sur la nouvelle poésie. Tout l’effort consiste à rapprocher le système de la versification des combinaisons de la musique, dont c’est le propre de n’éveiller en nous que des émotions vagues et de nous induire au rêve.

Peut-être aperçoit-on maintenant ce qu’il y a de vraiment neuf et de légitime dans la tentative des jeunes poètes. Ils se font de l’essence même de la poésie une idée à la fois très haute et très juste. Ils se rendent bien compte que tout art est vain qui n’enferme pas un contenu humain et qui est vide de pensée. Ils se souviennent que tous les essais d’explication du monde donnés par les religions et les métaphysiques ne sont que les plus ingénieux des poèmes. Mais ils se tiennent en garde contre l’erreur inhérente à ce qu’on appelle la « poésie philosophique ». Ils comprennent que la poésie doit procéder non par raisonnement, mais par intuition. De même ils essaient d’apporter dans la composition, soumise aux règles d’une rhétorique trop impérieuse, plus d’imprévu et de fantaisie. Ils tâchent à rendre tout ensemble plus souple et plus complet l’instrument du vers. Ils donnent toute leur attention à l’élément qui appartient en propre à la poésie : l’agencement musical des rythmes et des syllabes. Ils veulent faire de la poésie vraiment une synthèse de tous les arts, et un genre différent de tous les autres.

Maintenant, et dans l’intérêt même d’une réforme que pour ma part je souhaite vivement de voir aboutir, il me sera permis d’indiquer les points faibles du système et tels dangers qui pourraient en compromettre le succès. La première objection qui se présente à quiconque vient d’ouvrir un de ces livres à couverture bizarre porte sur la question du vers libre. Car d’abord on n’a pas prouvé que l’alexandrin méritât tous les reproches sous lesquels on a tôt fait de l’accabler. Mais ensuite si on supprime une sorte de vers, il serait bon de la remplacer par une autre ; or, le prétendu « vers libre » est, jusqu’à ce jour, tout à fait inexistant. Quand M. de Régnier écrit :


Si tes lèvres ne m’ont pas maudit de tout le reproche de leur pâleur,
Si tes tristesses m’ont pardonné de toute la bonté de leur douleur,
Si ta bouche ne fut pas aride de m’avoir appelé en vain,
Si tes yeux ne furent point implacables d’avoir pleuré,
Si mon souvenir te fut doux
De toute la peine endurée,
Si l’ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calme,
Si ceux qui t’ont enlevée (peut-être) ont dit :
Qu’elle est belle et douce dans la mort
Et, pardonnante dans la mort !
Oh ! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,
Je suis celui qui prie et qui pleure.


ou quand M. Vielé-Griffin aligne ces mots :