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douloureuse du moyen âge. Au lieu d’inventer de froides allégories, comme on s’y évertue dans les époques dénuées de sentiment poétique, le poète d’aujourd’hui reprendra les vieux thèmes des symboles primitifs. Profilant du travail des siècles, de raffinement de la sensibilité, de la complication de l’intelligence, il y apercevra des analogies nouvelles, il y découvrira un sens inattendu. L’âme moderne peut s’exprimer encore par les récits de la Légende dorée, et elle a recommencé de tourner dans le cycle de la Table-Ronde. Si nous prenons plaisir à entendre conter Peau d’Ane, c’est que sa robe couleur du temps est de la couleur aussi de notre rêve. Barbe-bleue peut n’être qu’une histoire pour faire peur aux petits enfans, ou c’est une image de la sensibilité avide et déçue. Mais, pour le sens qui continue de s’en dégager, ni légendes ni fictions ne valent ces mythes toujours jeunes : Ariane, Eurydice, Hercule, nés aux rives lumineuses de la Grèce, au pied des collines mesurées, dans les plaines bruissantes, au bord des fleuves habités par les cygnes, au bord des grèves où s’en vient mourir le chant immortel des sirènes.

C’est justement à l’interprétation de l’un de ces mythes grecs que M. Henri de Régnier doit le meilleur de ses poèmes et celui qui jusqu’ici donne l’idée la plus complète de ce que cherche à être cette poésie renouvelée : l’Homme et la Sirène. Aux dernières étoiles de la nuit finissante, venue d’un navire qu’on ne voit pas, on entend la voix du veilleur qui signale des sirènes sur la mer. L’aube devient de plus en plus claire. Peu à peu on distingue une grève où est assis un jeune homme couvert de vêtemens amples et sombres. Sur ses genoux repose la tête d’une femme couchée et nue. Qui est cette femme et d’où vient-elle ? Il n’en sait rien, ne sachant rien d’elle que sa beauté. Elle lui sourit en s’éveillant, car elle est accueillante et douce. Elle lui offre des fleurs, la fleur de ses lèvres, la fleur de ses seins. Elle s’offre toute à lui, et lui offre en elle toute la volupté des choses.


Sens
L’odeur de ma peau moite, et touche ma peau nue
Où toute une tiédeur en parfums m’est venue
Qui m’accable et m’embaume, et tu respireras
En mon souffle l’odeur de toute la forêt.
Oh ! mes yeux purs sont frais en moi comme des sources.
Des endroits de ma peau se veloutent de mousses ;
Il me semble aujourd’hui que mes seins sont éclos.
Si je pleurais, de doux ramiers seraient l’écho,
Et des abeilles sont éparses dans mes rires,
Et parmi la douceur de l’air où je m’étire
Je me semble plus grande et je me sens plus belle
Et magnifique de la Vie universelle.


Mais l’homme ne se contente pas de jouir de cette chair. Il en voile la nudité ; il tresse en nattes la masse des cheveux ; il charge les doigts