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en lui le besoin de l’action. Il est alors en proie à l’orgueil et à l’ambition, à la colère et à la haine ; il connaît les rivalités et les luttes. Il va ainsi, suivant de faussés destinées, poursuivant de faux biens, oublieux de soi. La fausseté même de ces biens, en éclatant à la fin, le sauve. Lassé de trop d’aventures et meurtri de trop d’échecs le voyageur reprend le chemin de la maison désertée où n’a cessé de l’attendre la gardienne vigilante qui l’accueille sans lui faire de reproches. Il s’assied au foyer éteint. Il se repose sous la treille vendangée. Il se souvient. Il comprend et il juge. Il revoit les espoirs et leur mensonge, les désirs et leur vanité, les jouissances et leur amertume, la gloire et son néant. Il est triste, de cette tristesse désabusée qui lui enseigne le sens de la vie. Il trouve une sorte de joie, la seule qui ne trompe pas, dans cette contemplation silencieuse. — Et cette contemplation n’est pas égoïste. Car il y a une solidarité entre les hommes et chacun porte en soi le dépôt de l’humanité tout entière. En nous étudiant nous-mêmes, nous étudions tous les autres. Nous apprenons à connaître l’homme dans ce qu’il a de plus général, dans sa nature et dans les lois de cette nature, dans ses traits essentiels et qui ne changent pas. Nous prenons conscience de la destinée universelle. Les idées nous apparaissent dans leur pureté. La loi morale se découvre, aussi radieuse dans nos cœurs que le ciel étoile sur nos têtes. C’est ainsi que, dans l’apaisement des sens, dans le silence des passions, dans l’oubli des intérêts, l’âme repliée sur elle-même contemple en soi l’absolu.

C’est du « rêve » ainsi interprété que la poésie doit être la traduction.

On voit déjà que cette conception diffère également de celle du lyrisme romantique et de la poésie parnassienne. Le poète romantique tire toute son inspiration des accidens de sa vie sentimentale. Il s’attache à faire saillir ce qu’il y a en lui de plus individuel, dans sa destinée de plus exceptionnel, et par quoi il diffère des autres. Son regard est concentré sur quelques points particulièrement douloureux, ou sur tels passages de bonheur dont il perpétue le souvenir dans ce qu’il a de plus précis et de plus aigu. La poésie dont nous esquissons le programme ne fait pas de place à l’individuel. Elle ne retient que les traits par où nous nous ressemblons tous ; en sorte que dans ses œuvres comme chargées d’humanité tous les hommes se puissent reconnaître. Elle ne dit pas telle douleur née un jour d’une aventure singulière ; mais elle répète cette plainte qui traverse les siècles, aussi vieille que le monde, étant née du mal de vivre. Elle ignore les nuances, le détail et l’accident ; elle ne reproduit que des sentimens très généraux, que des états d’âme indiqués largement, comme ces paysages qu’on voit dans les toiles de Puvis de Chavannes réduits aux grandes lignes, aux plans essentiels, aux masses de lumière et d’ombre. — Pour ce qui est de la poésie parnassienne, son grand principe, comme