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le cas particulier de Hændel et de Bach, cette comparaison me paraît plus dangereuse encore qu’inutile. C’est elle qui, en Angleterre comme chez nous, par le seul fait de son existence, a causé le plus fort dommage à la renommée de Hændel, ou plutôt c’est elle qui nous a si longtemps détournés de cet homme prodigieux, simplement parce qu’elle nous a fait croire que Jean-Sébastien Bach pouvait nous procurer, plus subtiles et plus variées, des joies musicales d’une espèce pareille. Tandis qu’il n’y a jamais eu deux arts plus différens que celui de Bach et celui de Hændel ; et pour être nés la même année, dans le même pays, pour avoir tous deux employé la même langue, ces deux maîtres n’en sont pas moins aussi éloignés l’un de l’autre que, par exemple. Diderot de Buffon, ou Lamartine de Michelet. Tout les sépare : les circonstances de leur vie, leur éducation musicale, leur caractère, mais surtout leur métier et la conception qu’ils se sont faite de l’idéal artistique. Et de là vient qu’à les rapprocher on risque de les méconnaître tous deux, car ils ont employé leur génie à deux arts différens. Bach a été un poète lyrique. Toute sa vie, et sous toutes les formes, ce sont les émotions de son propre cœur qu’il a essayé de traduire. Et toujours Hændel, au contraire, a été un dramaturge, un infatigable créateur d’âmes vivantes et de sentimens en conflit. Mais il a été, lui aussi, un poète ; et si l’œuvre de Bach est plus intime et d’un agrément plus raffiné, combien la sienne, en revanche, est plus haute, plus sûre, plus parfaitement belle ! Seule, peut-être, elle nous donne le sentiment de la perfection toute pure : avec l’univers de passion qu’elle agite dans ses contrepoints, toujours elle reste harmonieuse et sereine, semblable, en vérité, aux nobles figures de Phidias, ou à ces cartons de Raphaël, si vivans et si dramatiques, et cependant baignés d’une atmosphère sacrée. Hændel est le grand classique de son art : tel il est apparu, jadis, à tous les musiciens, à Gluck, à Mozart, à Beethoven, et déjà à Sébastien Bach lui-même, qui le vénérait comme un dieu. Et ce serait assez, je crois, de quelques fêtes encore comme celles où je viens d’assister pour remettre son œuvre au rang qui lui sied.


T. DE WYZEWA.