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chargé en Allemagne, depuis qu’elles en sont revenues, et que le musicien qu’elles méprisent si fort est en train d’y être fêté comme le maître des maîtres ? Qu’auraient-elles dit si elles avaient assisté, il y a trois mois, à l’exécution du Messie au Wagner-Verein de Berlin, sous la présidence de l’empereur Guillaume ? Mais qu’auraient-elles dit surtout si elles s’étaient trouvées de passage à Mayence cette semaine, et si elles avaient vu toutes les autorités musicales de l’Allemagne, les compositeurs et les critiques, et les chefs d’orchestre, et les virtuoses, et les princes régnans, et l’impératrice Frédéric elle-même, leur compatriote, si elles avaient vu cette foule se presser, trois jours durant, en pèlerinage pieux, dans une salle de concert construite à cet effet, par y entendre chanter des oratorios de Hændel ?

Peu importent, au surplus, les préférences musicales de ces jeunes personnes. Mais il n’en est pas moins vrai que, au moment même où l’Angleterre paraissait ne plus vouloir de Hændel, l’Allemagne le lui a repris, reconnaissant en lui l’un des plus grands parmi ses enfans. Comme Bach en Angleterre, c’est Hændel qui a été en Allemagne le héros de l’année. C’est par une ouverture de Hændel qui s’est ouverte à Cologne, le mois passé, la première des trois séances du Festival Rhénan consacrées, suivant le programme, à la glorification de la musique nationale : et c’était déjà indiquer en quelle haute estime on tenait le vieux maître. Mais c’est à Mayence surtout, dans cet admirable festival organisé en son honneur, que l’Allemagne a repris officiellement possession de lui. Depuis les premières journées de Bayreuth, je ne me souviens pas d’avoir assisté à d’aussi belles fêtes. Les toilette y étaient plus négligées qu’aux festivals de Londres, les mines moins solennelles, et personne ne se levait que dans les entr’actes : mais nous étions tous frémissans de bonheur sous cette prodigieuse musique qui se répandait dans la salle, tantôt douloureuse et lente, pénétrée d’une tristesse mortelle, d’autres fois joyeuse d’une joie surhumaine, et toujours également lumineuse et pure, déroulant ses nobles lignes comme une frise antique dans l’air transparent du Midi.

Il serait trop beau de croire, pourtant, qu’à la seule perfection de ses œuvres Hændel ait dû l’insigne triomphe dont vient de l’honorer sa pâtre. Une part de chance se mêle toujours à la destinée de toute gloire, et la gloire de Hændel aurait peut-être dormi de longues années encore en Allemagne sans l’idée qu’a eue un savant musicographe allemand, le docteur Chrysander, de la réveiller de son sommeil séculaire pour la faire servir à sa propre gloire. Ce ne sont pas, en effet, des oratorios de Hændel seul, mais plutôt des œuvres écrites en collaboration par Hændel et le docteur Chrysander, qui viennent de rappeler si brillamment l’attention de l’Allemagne sur l’un de ses maîtres les plus vénérables.