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enchères. De 1850 à 1880, on prenait tout sans distinction. On traduisait deux et même trois fois le même vaudeville inepte. Un mélodrame depuis longtemps oublié au boulevard du Temple devenait le Ticket of leave man, dont le succès a duré jusqu’à nous. Par compensation, on a vu telle grande comédie d’Augier ou de Feuillet, restée à notre répertoire, languir et mourir au bout de quelques semaines devant l’indifférence du public anglais, sans que personne songeât à tirer une leçon de l’événement. Cependant la situation légale s’était peu à peu transformée : la notion de la propriété littéraire internationale était née et avait fait son chemin. En voici les étapes. Le principe avait été posé par un acte du Parlement en 1852. L’auteur étranger possédait le droit de propriété pour cinq ans, mais l’adaptation restait en dehors de la loi : il suffisait d’ajouter un personnage ou d’intervertir deux scènes pour être quitte de toute redevance. En 1875, nouvelle loi qui assimilait l’adaptation à la traduction. Enfin, en 1887, à la suite de la convention de Berne et des intéressantes discussions qui l’avaient précédée, un acte du conseil a purement et simplement prononcé que la propriété littéraire des étrangers est, de tous points, identique à celle des nationaux et jouit des mêmes droits.

Ce sont des lois fort libérales et qui font honneur aux législateurs, mais je suis obligé de dire qu’elles ont beaucoup réduit l’importation des produits français sur le marché dramatique anglais et quelles en ont préparé, pour l’avenir, la suppression complète. On y regarde à deux fois avant d’acheter une pièce qui se trouve grevée dès le principe d’un double droit d’auteur ; on étudie nos procédés, pour apprendre de nous, si on peut, à se passer de nous. Bien n’a contribué plus efficacement, depuis quelques années, au progrès du drame indigène.

C’est ici qu’intervient, avec le flair du directeur-auteur, la raison du critique. Au point de vue anglais, il y a deux espèces de pièces dans le domaine de notre haute comédie. Les unes, comme celles de Dumas et d’Augier, doivent être traduites presque littéralement et offertes au public comme des spécimens accomplis de la civilisation et de l’art parisiens. Y toucher serait les détruire : Sint ut sunt aut non sint ! Dans d’autres pièces, une fois qu’on a décortiqué l’enveloppe, détaché les mille détails adventices dont l’auteur français avait ingénieusement revêtu son sujet, il reste une idée à développer, avec une structure solide, capable de supporter une nouvelle bâtisse. On peut construire une chose parfaitement anglaise avec ces excellens matériaux exotiques parmi lesquels on fait son choix. C’est affaire de goût, de tact, d’inspiration, et je conçois que ce genre