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Réussiront-ils à le comprendre ? S’ils n’y viennent pas, leurs enfans y viendront et s’assoiront auprès de nous dans les mêmes salles de spectacle. Mais, derrière eux, apparaîtront de nouvelles couches de spectateurs incultes qui réclameront encore du mélodrame.

Quant au drame littéraire et à la haute comédie, dont je suis ici les destinées, ils sont, depuis une dizaine d’années, installés sans partage au Lycewn, au Haymarket, au Garrich, au Saint-James, au Court et au Comedy théâtre ; ils ont souvent aussi pour home le Criterion, que dirige cet acteur excellent, Charles Wyndham. Le personnel de ces théâtres compose une élite artistique vraiment rare, qui se recrute et se fortifie sans cesse par l’apparition de nouveaux talens. On a vu les progrès que l’acteur et l’actrice ont réalisés au point de vue du bien-être matériel, de la dignité personnelle et de la considération sociale. Mais le progrès le plus remarquable, c’est celui de l’intelligence. A quoi le doivent-ils ? A l’observation, à l’étude, à l’effort, à ce désir du mieux qui met en branle et tient en mouvement les individus, les classes, les sociétés. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, un directeur eût dit à une jeune fille qui sollicitait un engagement : « Savez-vous chanter ? Savez-vous danser ? Vos jambes sont-elles droites ? » Aujourd’hui il lui demanderait, surtout, d’avoir du talent.

Les comédiens anglais doivent beaucoup aux nôtres. Sarah Bernhardt, en particulier, a eu une influence décisive, qui exigerait une étude à part, et les voyages de la Comédie-Française sont regardés en Angleterre comme des dates. Clément Scott, dans ses Thirty years at the play, raconte, comme un homme de théâtre pouvait seul le faire, la représentation improvisée, au Crystal Palace, par nos comédiens, après le banquet que leur avait offert le monde théâtral de Londres. Ce soir-là, Favart et Delaunay jouèrent On ne badine pas avec l’amour devant le parterre le plus sensitif et le plus vibrant, exclusivement composé d’acteurs et d’auteurs. Lorsque, au dénouement, on entendit dans la coulisse le bruit d’une chute avec un cri étouffé, et que Favart reparut, toute pâle, et traversa la scène comme un ouragan de désespoir en jetant ces mots : « Elle est morte ! Adieu, Perdican ! » une telle angoisse d’admiration étreignait les poitrines qu’on oubliait d’applaudir, et il y eut une seconde d’étonnante stupeur, de respectueux silence, comme devant une catastrophe véritable : le plus bel hommage qui ait jamais été offert au talent scénique. Je ne serais pas surpris que cette soirée eût marqué dans la carrière de plus d’un artiste.

La critique dramatique était enfin sortie de l’état inférieur et précaire où j’ai dû la montrer dans la première partie de ces études. Elle avait maintenant l’indépendance et l’intelligence