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dilemme se transforme et ses deux aspects nouveaux se personnifient dans deux femmes, dont la rivalité n’a rien de banal, et ne rappelle pas ces vulgaires éclats de jalousie auxquels le théâtre nous a trop habitués. Edith abandonne à Aldwyth le héros vivant ; mort, elle le revendique avec une noblesse et une fierté d’accent qui font tressaillir.

Ainsi deux œuvres, — je n’ose dire deux chefs-d’œuvre dramatiques, — entourés d’une gangue historique qui est, elle-même, de matière infiniment précieuse, tel est le legs du grand lyrique au théâtre de son pays. Vienne une main pieuse qui dégage ces deux drames, fasse circuler l’air et la lumière autour de leurs lignes essentielles ; vienne un grand acteur qui comprenne et incarne Harold, une grande actrice qui se passionne pour le caractère de Marie, et, sans effort, Tennyson prendra sa place parmi les dramaturges[1].


III

N’est-ce pas un signe du temps que la vaste salle du Lyceum se soit remplie deux mois de suite, pendant les chaleurs de l’été, d’une foule respectueuse qui venait entendre et applaudir Becket ? Faites la part d’Irving ; faites aussi la part de la mode, un fait subsiste : cinquante à soixante mille personnes se sont intéressées, se sont passionnées pour cette lutte de l’esprit et de la force, de la royauté nationale et du sacerdoce romain, ressuscitée par un poète. Bien d’autres symptômes accompagnent celui-là et le confirment.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait plus de grossièreté à Londres : rien ne serait plus faux. Jamais la bête humaine n’y a été plus librement lâchée ; jamais le sensualisme, depuis les jours lointains de George IV ou depuis ceux, plus lointains encore, de Charles II, ne s’y est donné plus impudemment carrière. Mais ces goûts-là ont certains lieux pour se satisfaire. Tous les soirs, trente music-halls, dont l’entrée flamboie comme une bouche de l’enfer, appellent la multitude pour lui offrir des obscénités qui sont peu voilées et de la chair qui l’est moins encore. Tant pis pour la morale ! tant mieux pour l’art ! Car, pendant ce temps, on ne va plus chercher dans les théâtres que des émotions et des pensées. Toutes ces pensées ne sont pas justes et toutes ces émotions ne sont pas saines. N’importe ! la bête humaine, dont je parlais, reste à la porte.

  1. Je me décide à ne parler ici ni des drames de Browning, ni de ceux de M. Swinburne. Ces drames, pour des raisons que j’aurai sans doute, un jour, l’occasion de déduire, appartiennent à l’histoire de la poésie et non à celle du théâtre.