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la jeune femme relèvent de la farce encore plus que du mélodrame, et quant aux détails plaisans dont l’épisode est enjolivé, ce comique est si bas et si plat qu’on en ressent un malaise. Je puis me taire là-dessus pour ne pas avoir la douleur de me moquer d’un homme de génie, mais je ne puis m’empêcher de reprocher à Tennyson la faute irréparable qu’il a commise en compromettant son Becket dans cette aventure équivoque et en lui donnant à garder la maîtresse du roi, dans le temps même où il le tient en échec avec tant de hardiesse.

Je n’ai pas à adresser la même critique à la Reine Marie ni à Harold. Dans la première pièce, le drame humain, psychologique, qui est à demi submergé sous l’histoire, mais non pas cependant au point de disparaître, c’est le développement du caractère et de la destinée douloureuse de cette misérable reine ; c’est ce chemin, d’abord semé de fleurs, puis pavé de pierres aiguës et bordé d’épines, où elle marcha, en si peu d’années, d’une jeunesse tardive à une vieillesse précoce, et de la joie enthousiaste à une agonie solitaire, maudite et désespérée. Ce fut une vie trois fois manquée. Reine, elle rêva la grandeur du pays et le laissa sous le coup d’une honte nationale, la perte de Calais. Catholique, elle essaya de restaurer sa religion et, loin d’y réussir, creusa entre Rome et son peuple un abîme que les siècles n’ont pas comblé. Femme, elle aima un homme de glace, un rocher vivant : son cœur s’y meurtrit et s’y brisa. Elle connut, avant de mourir, l’anéantissement de tous ses projets ; elle lut le mépris et le dégoût dans les yeux de celui qu’elle adorait et à qui elle avait offert, pour se le rendre propice, des sacrifices humains.

Voilà le drame que Tennyson a dessiné, sinon entièrement achevé, dans Queen Mary. Celui qui fait le sujet de Harold s’accuse en pleine lumière, avec un relief saisissant. C’est la lutte de la foi religieuse avec le patriotisme et l’ambition. Tous les sentimens qui militent des deux parts sont indiqués avec une supériorité digne des maîtres, dans les scènes successives qui se passent à la cour de Guillaume lorsque Harold y est prisonnier. Après que la politique a parlé par la bouche du vieux seigneur normand, vient la scène sublime où Wulfuoth, le jeune frère de Harold, lui décrit les lentes tortures du prisonnier, ce mort vivant, à jamais privé de ses amours, de la vue des champs, de la mer et du ciel comme de la société des hommes ; dont le nom même disparaît de leur souvenir, rongé par l’oubli comme il est rongé dans son cachot par les bêtes immondes de la terre. Quand Harold a cédé, c’est chose émouvante de le voir se courber avec Edith devant la fatalité chrétienne, sacrifier, comme rançon du serment violé, son bonheur intime à l’accomplissement de son devoir royal. Le