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Cologne n’était pas sans s’inquiéter de cette masse d’étrangers qui, de tous côtés, affluaient dans la ville et pouvaient, par leurs menées, lui créer des difficultés avec les États voisins : aussi les faisait-il surveiller d’assez près. Au bout de quelque temps Jean Rubens, signalé comme suspect parce qu’il ne fréquentait pas les églises, avait été obligé, à diverses reprises, de se disculper et de justifier de la régularité de sa conduite et de la droiture de ses intentions. Cependant une occasion s’offrit bientôt à lui de tirer parti de sa science juridique ; mais elle devait être pour lui et pour les siens la cause d’une suite incalculable de tristesses et de misères.

À ce moment vivait aussi à Cologne Anne de Saxe, la seconde femme du célèbre prince d’Orange, Guillaume le Taciturne. Un portrait du temps, gravé sans nom d’auteur, nous la représente avec son visage assez disgracieux et peu avenant, le nez écrasé, le front haut et bombé, le regard étrange, la bouche aux coins relevés. Son costume, riche et compliqué, indique plus de recherche que de goût[1]. Le mariage d’Anne de Saxe et de Guillaume n’avait pas été des plus heureux, et dans cette union mal assortie les torts des deux époux étaient réciproques. Le prince était loin de passer pour un modèle de vertu conjugale ; sa femme, de son côté, à la fois passionnée et légère, n’avait pas plus le sentiment de ses devoirs que de sa dignité. Elle s’était rendue insupportable à son mari en lui reprochant avec violence ses infidélités. Après les premiers revers subis dans la lutte ouverte contre les Espagnols, Guillaume avait instamment prié sa femme de venir le rejoindre dans le comté de Nassau, au château de Dillenburg, berceau de sa famille et où il était né lui-même. C’est dans cette forteresse, mise par ses ancêtres à l’abri d’un coup de main, qu’il aimait à se retirer pour prendre quelque repos ou pour se préparer à de nouvelles campagnes. Il aurait voulu décider Anne à l’accompagner dans les camps, afin de le soutenir par sa présence ; mais, après huit mois d’attente, la princesse avait répondu par un refus, disant qu’elle ne se sentait pas le courage d’affronter une semblable existence. Installée à Cologne, elle y poursuivait la levée du séquestre mis par le duc d’Albe aussi bien sur les propriétés affectées à la garantie de son douaire que sur celles de son mari. Elle avait été ainsi amenée à charger de la défense de ses intérêts deux juristes, réfugiés comme elle à Cologne, et qui lui

  1. Un autre portrait gravé par Houbraken, d’après une peinture d’Antonio Moro que nous n’avons pu retrouver, nous semble moins sincère et comme un peu embelli par le graveur. L’ovale du visage est plus correct, les traits plus réguliers et la physionomie moins personnelle.